Lettres - Tome I
donné des leçons, que pour pouvoir le dire. Voici encore un mot de lui : il entrait vêtu d’un pallium grec (car ceux à qui on a interdit l’eau et le feu {79} n’ont pas droit à la toge) ; quand il eut composé son maintien et promené ses yeux sur son vêtement : « C’est en latin, dit-il, que je vais professer. » Vous direz que c’est un sort bien triste et bien digne de pitié, bien mérité cependant par celui qui a déshonoré sa noble profession d’avocat par des relations sacrilèges avec une vestale {80} . Il avoue, il est vrai, ce sacrilège, mais on se demande si cet aveu lui a été arraché par la vérité, ou par la crainte d’aggraver son cas, s’il niait. Domitien en effet frémissait et bouillait de rage de se voir impuissant au milieu de la haine universelle. Il désirait ardemment faire enterrer vivante Cornélie, la grande Vestale fameuse, croyant illustrer son siècle par de tels exemples ; en vertu de son droit de grand Pontife ou plutôt poussé par sa cruauté de tyran, et usant de la toute puissance du maître, il convoqua les autres pontifes non pas dans le palais du Roi des Sacrifices, mais dans sa villa d’Albe. Là, par un crime aussi grand que celui qu’il semblait punir, il la condamna en son absence et sans l’entendre, pour impureté, alors que lui-même non content d’avoir souillé d’un inceste la fille de son frère, avait encore causé sa mort, car étant veuve elle périt dans un avortement.
Aussitôt les pontifes furent envoyés pour la faire enterrer et mettre à mort. La malheureuse, tendant les mains tantôt vers Vesta, tantôt vers les autres dieux, répétait surtout parmi toutes ses supplications : « C’est moi que César croit impure, moi, dont les sacrifices lui ont donné la victoire, lui ont donné le triomphe ! » Parlait-elle ainsi par flatterie, ou par dérision, par conscience de son innocence ou par mépris du prince, on ne sait ; mais elle ne cessa de le dire, jusqu’au moment où on la conduisit au supplice, peut-être innocente, certainement considérée comme innocente. Bien plus, tandis qu’on la faisait descendre dans cette fatale chambre souterraine, son manteau s’étant accroché, elle se retourna et le ramena autour d’elle, et comme le bourreau lui tendait la main, elle se détourna avec un sursaut et se rejeta en arrière, repoussant, dans un suprême geste de délicatesse, ce contact qu’elle regardait comme une souillure pour son corps chaste et pur, et observant toutes les règles de la pudeur, elle met tous ses soins à tomber avec décence . Ajoutez ceci : Celer, chevalier romain, qu’on accusait de complicité avec Cornélie, pendant qu’on le battait de verges dans le Comitium, n’avait cessé de répéter : « Qu’ai-je fait ? je n’ai rien fait. »
Ainsi donc l’infamie, méritée par sa cruauté et son injustice, consumait Domitien. Il se rejeta sur Licinianus, sous prétexte qu’il avait caché dans son domaine une affranchie de Cornélie. Ceux qui s’intéressaient à lui l’avertissent, s’il veut éviter le comitium et les verges d’avoir recours à l’aveu pour obtenir sa grâce ; il le fait. En son absence Herennius Senecio parla pour lui en termes à peu près semblables au fameux : Patrocle est mort, d’Homère. Il dit en effet : « D’avocat je deviens messager ; Licinianus a renoncé à se défendre. » Cette déclaration plut si fort à Domitien, qu’il se trahit de joie et s’écria : « Licinianus m’a absous. » Il ajouta même qu’il ne fallait pas abuser de la soumission de Licinianus ; il lui permit, s’il en trouvait le moyen, de soustraire quelque peu de ses biens, avant qu’ils fussent confisqués, et lui donna en récompense un lieu d’exil agréable. De là plus tard la clémence du divin Nerva le transféra en Sicile, où il tient maintenant école et où il se venge de la fortune dans ses exordes.
Vous voyez avec quelle docilité je vous obéis, puisque je vous raconte et les nouvelles de la ville, et celles de l’étranger avec tant de zèle que je remonte même dans le passé. J’ai bien pensé, qu’en raison de votre absence, à ce moment, vous n’aviez appris sur Licinianus que son exil pour cause de mauvaises mœurs. La renommée rapporte les choses en bloc, non en détail. Je mérite qu’à votre tour vous m’écriviez par le menu ce qui se passe dans votre ville, ou dans le voisinage (car il s’y produit souvent des événements
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