L'Héritage des Cathares
grande que je n’ai rien senti quand il a assouvi ses vils besoins. Plus tard, Ylaire est venue et m’a remis la jambe en place de son mieux. Voilà pourquoi je suis boiteuse.
Je serrai les poings de colère en regardant droit devant moi.
— Il doit être puni ! dis-je, outré.
— Non ! rétorqua Pernelle en me posant la main sur l’avant-bras.
— Mais.
— Nous mangeons à peine à notre faim, Gondemar. Qui nous nourrirait si mon père était banni ou fouetté à outrance ? Et s’il n’y survivait pas ? Ma famille entière mourrait de faim.
Je m’arrêtai. Elle avait raison, évidemment. Sans homme, une famille était vouée à la misère. Et le frère aîné de Pernelle était encore bien trop jeune pour reprendre les affaires de son père.
— Que faire alors ? demandai-je, éperdu.
— Rien. Mon père ne m’a plus jamais touchée depuis. Ni mes sœurs. Il regrette, je crois.
J’allais rétorquer que cela n’était pas acceptable, qu’il fallait trouver un moyen de l’empêcher, mais elle me mit doucement les doigts sur les lèvres pour me faire taire.
— Chut, bel ami. dit-elle d’une voix empreinte de résignation. Il n’y a rien à faire. La vie est comme elle est. Dieu est cruel et le monde n’est que misère. C’est le père Prelou qui le dit. Et puis, ma jambe est guérie maintenant. Pourquoi ressasser de vieilles histoires ? Mais le seul fait de savoir que quelqu’un, en ce monde, se préoccupe de mon sort me fait grand bien.
Rempli d’un sentiment d’impuissance, je fis la seule chose qui me semblait possible. J’enlaçai Pernelle et la serrai fort sans rien dire. Nous restâmes ainsi pendant longtemps, réfugiés dans notre amitié.
Pernelle. Ma pauvre petite Pernelle. Elle souffrirait tant à cause de moi.
Chapitre 3 La révolte
Le matin de mes treize ans, je fus formellement désigné comme successeur de Florent. Prenant à témoin le père Prelou, mandé au manoir pour la circonstance, et sous l’œil attendri de ma mère, il me présenta une broche en fer finement travaillée qu’il tenait de son père et qu’il avait portée à son pourpoint depuis aussi longtemps que je pouvais me rappeler. Le bijou représentait les armoiries de notre famille : un lion debout dans un écu, une croix dans la patte. L’air solennel, il l’avait accroché à ma chemise.
— Voilà, avait-il dit d’un ton froid. Tu es mon héritier légitime et tu es presque un homme. Cette broche représente le courage et le sens de la justice qui a toujours distingué notre famille. Montre-t’en digne.
À compter de ce jour, je me pavanai, fier comme un paon, avec ma broche bien en vue. Si les serfs m’évitaient, au moins, j’avais le plaisir un peu pervers d’exhiber sous leurs yeux mon statut et je ne m’en privais pas. Jamais je n’avais autant bombé le torse.
Je la portais, cette broche, le jour où le Mal fondit sur Rossal.
De temps à autre, comme toutes les seigneuries, Rossal était victime de gredins qui surgissaient sans avertissement pour piller puis repartir avec tout ce sur quoi ils pouvaient mettre la main. Face à ces exactions, ni le baron de Sancerre, suzerain de mon père, ni le comte de Vernouailles, suzerain du baron, ne s’interposaient, malgré le fait qu’ils étaient responsables de la sécurité de leurs vassaux. Pour eux, seule comptait la part des récoltes que Rossal devait leur verser chaque année. Que le vol réduise à la misère ceux qui les produisaient ne les émouvait point, du moment qu’ils restaient capables de payer ce qu’ils devaient. Aussi les habitants avaient-ils pris l’habitude d’enfouir leurs maigres richesses dans les bois ou sous une pierre dans l’âtre. Lorsque des brigands surgissaient, ils ne leur offraient aucune résistance. Ils se contentaient d’observer avec résignation leurs exacteurs qui sortaient des demeures les bras chargés de quelques objets sans grande valeur dont, aussi miséreux que leurs victimes, ils semblaient se satisfaire.
Nous étions à l’automne de l’an 1198 lorsque se produisit l’événement qui me mènerait à ma perte. Les premières lumières de l’aube enveloppaient Rossal et la rosée commençait à se transformer en brume. La veille, mon père était parti faire la tournée saisonnière de la seigneurie et ne reviendrait pas avant quelques jours. Le temps s’annonçait chaud. C’était la fin des récoltes. Cette année-là, une fois
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