L'Héritage des Cathares
de mon père.
— Nycaise, dit Florent d’une voix éteinte. Ces bandits ont éventré Papin comme un cochon. Et ce qu’ils ont fait à cette enfant. J’en frémis à la seule pensée. Combien étaient-ils à la forcer ainsi ?
— Six, au moins. Peut-être plus. La pauvresse était déchirée et saignait. Dieu seul sait si elle s’en remettra.
— Seigneur. soupira mon père. Et Gondemar aurait pu être égorgé. Y as-tu songé ? Maintenant, nous voilà dépouillés de tout. Je ne sais même pas comment nous arriverons à passer l’hiver.
J’entendis les pas de mon père qui s’était levé et qui marchait de long en large.
— Nous sommes des proies trop faciles. La prochaine fois, que feront-ils ?
— Tu étais absent. Si tu avais été là, je suis sûre que.
Un grand fracas traversa la porte lorsqu’il abattit son poing sur la table, faisant rouler sur le sol une écuelle d’étain.
— Par tous les saints ! ragea-t-il. Ma présence n’aurait rien changé ! Regarde-moi ! Je ne pourrais pas défendre ma propre famille contre de vulgaires coupe-gorges ! Encore moins une seigneurie tout entière ! Et le baron de Sancerre ne lèvera jamais le petit doigt pour protéger le village !
— Mon pauvre Florent, dit doucement ma mère. Tu n’es qu’un petit vassal et les hommes du village n’ont même pas le droit de porter l’épée. Avec quoi affronterions-nous des brigands ? Avec des fourches et des faux ?
Un long silence suivit.
— Non, nous allons faire mieux que cela. Plus jamais une telle chose ne se reproduira à Rossal, dit mon père avec une détermination que je ne lui connaissais pas.
La décision qu’il prit ce soir-là changea à jamais la vie à Rossal. Mais pas de la manière qu’il avait espérée. Car elle fit basculer la mienne.
Mon père s’absenta souvent durant les mois qui suivirent le passage des brigands. L’air sombre et décidé, il sellait son cheval à l’aube et disparaissait parfois pendant plusieurs semaines. Lorsqu’il rentrait, la vieille bête et son cavalier étaient tous deux morts de fatigue. Les habitants du village étaient intrigués par ces allées et venues, Florent n’ayant pas l’habitude de quitter souvent la seigneurie.
J’aperçus Pernelle à quelques reprises, mais toujours de loin, près de la maison de son père. Elle était encore plus pâle qu’avant et avait tant maigri qu’elle flottait dans ses vêtements. La pauvresse gardait résolument le regard rivé au sol et restait sans réaction quand on lui adressait la parole. Sa mère et ses sœurs l’entouraient de toutes sortes d’attentions et finissaient toujours par la ramener à l’intérieur. Mes signes et mes sourires ne me furent pas retournés. Jamais elle ne posa les yeux sur moi. Je semblais mort pour elle. Plus d’une fois, j’essayai de l’approcher, mais fus chaque fois arrêté par Florion, la plus vieille de ses sœurs.
— Il vaut mieux la laisser tranquille, dit-elle une fois, l’air mystérieux. Elle a vu assez d’hommes pour le reste de ses jours.
— Mais. je suis le fils du seigneur ! protestai-je, vexé qu’une simple paysanne ose résister à mes désirs.
— Justement. Si tu ne l’étais pas, la pauvrette n’aurait pas été malementée 5 . Maintenant, passe ton chemin.
Je reçus ces paroles comme un coup de masse. Étais-je tenu responsable du sort de Pernelle ? Je résolus d’en avoir le cœur net. Un matin, je profitai du fait que tout le village vaquait à ses occupations pour me rendre à la maison de mon amie, qui se trouvait en retrait. Lorsque j’y fus arrivé, tel un voleur craignant d’être surpris en flagrant délit, je regardai de chaque côté, ouvris la porte et m’engouffrai à l’intérieur. Sans bouger, m’assurant qu’il n’y avait personne, je laissai mes yeux s’habituer à la pénombre et j’observai l’unique pièce. Jamais encore je n’avais pénétré dans la demeure d’un serf. Je fus frappé par l’extrême dépouillement qui y régnait. Au-delà d’une table et de quelques bancs grossiers, de couverts en bois et d’une armoire presque vide, ces pauvres gens ne semblaient rien posséder.
Le long du mur le plus éloigné se trouvaient quelques vilaines paillasses posées à même le sol, sur lesquelles de vieilles couvertures étaient empilées. Là dormait toute la famille de mon amie. Mais la maison était vide. Je fis demi-tour et j’allais
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