L'Héritage des Cathares
Dominum nostrum. Amen. x .
— Amen, répondîmes-nous, un peu étonnés par une telle piété chez un homme d’apparence si fruste.
Nous mangeâmes dans un silence gênant. Sans lever les yeux de son écuelle, le nouveau venu avala méthodiquement de grandes cuillérées de ragoût puis en racla le jus avec son pain. Lorsqu’il eut terminé, il vida d’un trait son gobelet et le reposa sur la table avant de laisser échapper un rot bref et sonore. Puis il joignit à nouveau les mains, baissa la tête et ferma les yeux.
— Agimus tibi gratias, omnipotens Deus, pro universiii beneficiis tuis. Qui vivis et regnas in saecula seaculorum. Amen 1 .
Il releva la tête et adressa à Nycaise son demi-sourire vaguement menaçant.
— Ce ragoût était excellent, madame. Il a soulagé l’estomac d’un vieux guerrier habitué à une nourriture beaucoup plus grossière.
Ma mère acquiesça de la tête sans rien dire et ramassa les couverts. Elle paraissait craintive et je notai qu’elle restait à bonne distance de l’étranger. Pour ma part, j’éprouvais une antipathie certaine pour ce personnage aussi arrogant qu’énig-matique, qui rendait grâces à Dieu avec une ferveur presque ecclésiastique et qui sans doute pouvait également trucider un homme sans sourciller. Il émanait de lui une vague menace qui me mettait mal à l’aise. Une nouvelle fois, Montbard surprit mon regard et le soutint sans battre des paupières jusqu’à ce que je me détourne.
Mon père saisit la cruche de vin et remplit le gobelet de Montbard, puis le sien.
— Vous avez vu la seigneurie. Il est temps de parler affaires, Montbard, dit-il.
Ses yeux rendus humides par l’âge se posèrent sur moi.
— Gondemar, tu te souviens sans doute du passage des brigands, l’été dernier, et du sort qu’ils ont fait subir à Papin. Sans parler de la pauvre fille du sabotier qui, me dit-on, ne s’est jamais tout à fait remise des sévices qu’elle a endurés.
Je hochai la tête, me rappelant trop bien le sang qui descendait sur la poitrine et la figure du gros serf puis ses tripes qui s’écoulaient jusqu’au sol. Et la voix de Pernelle était inscrite au fer rouge dans ma mémoire. Un quartier de viande tout juste assez bon pour y répandre sa semence. En silence, ma mère passa derrière moi et, comme si elle lisait dans mes pensées, me posa brièvement la main sur l’épaule avant de revenir s’installer à table.
— Tu es assez vieux pour comprendre que notre seigneurie est sans défense face à de telles exactions, poursuivit mon père. J’ai donc décidé d’engager le sieur de Montbard comme maître d’armes.
Je jetai un regard furtif vers l’étranger. Il avait entrelacé ses gros doigts ronds et appuyé les coudes sur la table. Son regard intimidant était vrillé sur moi.
— Sire Bertrand et moi avons conclu un arrangement, continua Florent. Je lui ai cédé quelques bonnes parcelles de terres, que les serfs cultiveront pour assurer sa subsistance. Jusqu’à ce qu’on lui construise une maison, il dormira dans l’étable. En échange, il assurera la protection du village et de la seigneurie.
Florent pinça les lèvres et vrilla ses yeux bruns dans les miens
— Je veux qu’un jour tu sois capable de défendre les terres qui sont les tiennes, Gondemar. Le sieur de Montbard aura donc une autre tâche, tout aussi importante sinon davantage, poursuivit-il.
Il désigna Montbard de la tête.
— Dès à présent, je te remets entre les mains du maître d’armes de Rossal et le charge de ta formation et de ta discipline. Tu lui obéiras en tout, comme s’il était moi. Auprès de lui, tu apprendras le maniement des armes jusqu’à ce qu’il se déclare satisfait de toi.
— Nous commencerons dès demain, gronda Montbard, un sourire inquiétant relevant sa lèvre déformée. Retrouve-moi dans l’étable au lever du soleil.
Je notai qu’il me tutoyait et m’en trouvai fort vexé. Pour qui se prenait ce malotru sorti de nulle part ? J’étais le futur seigneur de Rossal et on me devait le respect. Mais cela semblait l’indifférer. Sans rien ajouter, il se leva de table, salua mes parents de la tête, ramassa ses armes, passa sa pèlerine et sortit.
Je dormis très mal cette nuit-là. Une part de moi était fébrile à l’idée d’apprendre à manier les armes comme un seigneur devait le faire. Mais une autre part, plus importante encore,
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