L'histoire secrète des dalaï-lamas
tentes ont été dressées à deux kilomètres environ de Tsurphu, en bordure de la rivière. Les offrandes, les traditionnels échanges de khatas ont duré plus de deux heures, danses et chants se sont prolongés durant plusieurs jours. Les invités ont organisé des tournois de cerfs-volants. Le ciel est constellé d’engins multicolores, des familles de l’aristocratie tibétaine pro-chinoise se défient à coups de piqués, d’encerclements, d’assauts vertigineux, le but consistant à approcher le cerf-volant adverse et à le déséquilibrer en lui coupant le fil. Les batailles font rage dans les airs, et le jeune karmapa s’en amuse énormément. Alors que la fête bat son plein, naît une tension, soudaine et inhabituelle, sous la tente où se trouve Urgyen Trinley Dordjé. Deux ou trois fonctionnaires se tiennent en permanence à proximité de lui, tandis que les moines chargés de sa surveillance se montrent particulièrement nerveux. Des officiels chinois discutent à bâtons rompus. Leurs regards se portent vers la montagne voisine. Les rires, les chants, les tambours se taisent. De sombres nuages s’amoncellent sur le sommet de la montagne. Le vent, brusquement levé, soulève des nuées de poussière. L’orage gronde. Une pluie dense s’abat sur les invités ; les officiels chinois décident d’interrompre le pique-nique et de regagner Tsurphu, aussitôt le soleil revenu et le vent tombé. Pendant ce temps, des moines ont surpris deux Chinois errant dans le monastère, porteurs d’explosifs et d’armes blanches. Alors qu’ils se trouvaient dans la bibliothèque du troisième étage, où une porte permet d’accéder directement aux appartements du karmapa, ils sont arrêtés. Et immédiatement interrogés. Un inconnu rencontré à Lhassa leur a versé une coquette somme d’argent pour assassiner Urgyen Trinley Dordjé.
Depuis ce jour, le siège abbatial de l’école Kagyu continue à vivre au rythme lent d’un monastère tibétain à demi reconstruit, mais sous haute surveillance des militaires chinois et des agents du tewu. Qui ne lâchent pas d’un oeil le dix-septième karmapa, sauf lorsqu’il entre en retraite.
La polémique
Depuis l’annonce de la découverte d’Urgyen Trinley Dorjdjé par Tai Situ et Goshir Gyeltsab, Shamar Rinpoché s’acharne à démontrer que les affirmations des deux lamas de l’école Kagyu ne sont qu’affabulations et que l’intronisation du dix-septième karmapa a été négociée avec les communistes chinois, moyennant finances et reconstruction du monastère de Tsurphu [476] . Le régent réclame également à Situ une étude graphologique de la lettre testamentaire du seizième karmapa, mais elle lui est refusée.
Autre raison pour contester les faits, Shamar avait son propre candidat, dont il avait caché l’existence, voulant s’assurer du bien-fondé de sa découverte. Alors qu’il supervisait, en 1986, la construction du karmapa International Buddhist Institute (KIBI) à New Delhi, il reçut la visite d’un dignitaire sakyapa, lama porteur d’une photo d’un enfant de trois ans qui s’appelait Tenzin Khyentsé et venait confirmer les rumeurs de la renaissance du karmapa en 1983. C’était un premier signe, mais insuffisant. En 1988, alors qu’il s’apprêtait à consacrer une immense statue du Bouddha entièrement recouverte d’or, Shamar Rinpoché vécut un moment particulier : « Aux pieds de la statue, les disciples avaient déposé plusieurs rangées de bols d’offrandes remplis d’eau parfumée. Comme l’exige notre coutume, le lama jette en l’air des grains de riz pour consacrer la statue. Ceux que je lançais se démultipliaient et se répandaient en pluie sur le Bouddha. Derrière cette statue, je voyais une multitude d’autres représentations au milieu desquelles une lampe à beurre était remplie à ras bord ; en son coeur, à la place de la flamme, une boule diffusait une lumière éclatante... Je tenais enfin la confirmation que Tenzin Khyentsé était la réincarnation que je recherchais [477] . »
Le 12 mars 1994, Shamar Rinpoché intronise son candidat à New Delhi sous le nom religieux de Trinley Thayé Dordjé : né le 5 mai 1983, il a onze ans.
Voici donc l’école Kagyu avec la double émanation du seizième karmapa ! La situation n’a en soi rien d’exceptionnel, sauf que l’intronisation d’Urgyen Trinley Dordjé a été avalisée par le quatorzième dalaï-lama. Or, dans une telle
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