L'homme au ventre de plomb
rencontré deux hommes qui avaient coutume de
citer les Écritures ; l'un était un saint, l'autre
était un hypocrite. Voilà bien le chien courant de son
maître, perdu dans la contemplation de cette image fausse qui
parodie la vie.
– Elle
décore pourtant le salon de votre hôtel, monsieur le
comte...
– J'ai
acquis cet hôtel d'un partisan 19 ruiné qui goûtait fort ce genre d'illusions. Pour ma
part, je ne les prise guère et les ferai recouvrir de peinture
ou de tapisseries. Mais ne perdons pas notre temps. Une dernière
fois, monsieur, je vous somme de me laisser voir mon fils.
Il était
debout, les deux mains posées sur le dossier d'un fauteuil.
Elles pressaient si fortement le meuble que les articulations
blanchissaient sous l'effort.
– Monsieur
le comte, j'ai le devoir de vous avertir que le corps du vicomte de
Ruissec a été retiré de cet hôtel et
transporté en lieu de justice p0ur une enquête
extraordinaire.
Nicolas
s'attendait à une explosion ; elle n'eut pas lieu. Le visage
du comte demeurait haineux et concentré, la mâchoire
crispée et mâchonnante. Il s'assit et resta un moment
silencieux.
– Cela est
bien cruel et bien incompréhensible.
– J'ajoute
que si cette décision a été prise, c'est d'une
part pour vous épargner à vous-même et Ã
Mme la comtesse de Ruissec une vision insoutenable...
– Monsieur,
je suis accoutumé au spectacle de la guerre.
– Et d'autre
part, pour consulter les praticiens sur la nature de la blessure de
votre fils.
Il ne voulait pas
donner trop de précisions et laisser le champ libre Ã
l'imagination de son interlocuteur ; ce fut peine perdue.
– Me
signifiez-vous par là qu'on entend procéder Ã
l'ouverture du corps de mon fils ?
– A mon
grand regret, monsieur. L'opération pourrait se trouver
nécessaire afin d'établir la vérité.
– Mais
quelle vérité espérez-vous découvrir,
alors que mon fils s'est tué dans une chambre fermée Ã
double tour ? C'est vous-même qui l'avez ouverte. A quoi vous
servira de torturer un corps sans vie ?
– Pensez,
monsieur, répondit Nicolas, que cet examen peut apporter des
éclaircissements précieux et prouver, par exemple, que
votre fils a pu se blesser en nettoyant son arme, et qu'ainsi
l'opprobre de s'être homicidé s'en trouverait évité...
Nicolas pensait
que sa tentative n'en imposerait pas à l'esprit du comte. Mais
dans les situations extrêmes, le déchirement moral peut
conduire à se raccrocher au plus petit espoir. Il eut pourtant
le sentiment que son interlocuteur n'acceptait pas l'évocation
de cette hypothèse, comme s'il était convaincu de la
réalité du suicide.
– Dès
que ces examens auront été pratiqués, reprit
Nicolas, dans la plus grande discrétion et le secret le plus
total, je puis vous l'assurer, le corps de votre fils, décemment
préparé, vous sera rendu. C'est, je le pense, la
meilleure disposition à prendre, celle qui ne préjuge
pas l'avenir et permet de laisser ouvertes toutes les éventualités
en préservant l'honneur de votre famille.
Il songea que
cette promesse apaisante d'un mort présentable était
assez risquée, vu l'état du cadavre. Soudain, le comte
se leva. Ce que l'annonce du départ du corps de son fils
n'avait pas produit, le mot honneur le déclencha.
– L'honneur,
monsieur, qui êtes-vous pour en parler ? Que prétendez-vous
en connaître ? L'honneur, monsieur, il faut l'avoir porté
en soi pour en parler. L'honneur se reçoit par la pureté
d'un sang qu'aucune roture n'a jamais corrompue. Il puise son origine
dans la nuit des temps, abreuvé génération après
génération, et se gagne par l'épée pour
le roi et pour Dieu. Comment osez-vous laisser ce mot franchir vos
lèvres, monsieur l'exempt ?
Nicolas retint le
mouvement de vanité puérile qui le poussait Ã
rappeler la dénomination exacte de sa fonction. Seule sa main
gauche à demi levée marqua un instant ce geste refréné.
C'est à ce moment que le comte posa son regard sur la
chevalière armoriée que portait le jeune homme.
Elle lui avait été
adressée par sa demi-sœur Isabelle, après que le
mystère de sa naissance avait été
Weitere Kostenlose Bücher