L’impératrice lève le masque
le conseiller ne pouvait cacher sa fierté d’avoir la jeune femme à ses côtés, celle-ci avait l’air plutôt gênée – presque comme si elle faisait quelque chose d’interdit. De qui s’agissait-il ? D’une rencontre de carnaval ? Non, ce devait être plus que cela, car Hummelhauser ne serait sans doute pas allé dans un studio avec une connaissance de passage. Était-ce sa fiancée ? Le conseiller avait-il eu l’intention d’épouser une femme aussi jeune ? Ou était-ce sa maîtresse ?
La voix de Sivry le tira de ses réflexions.
— Mes photographies vous plaisent-elles, commissaire ? Vous avez vu celle du palais Tron ? Tommaseo pense qu’on pourrait sortir une jolie pochette de douze clichés.
Les sourcils de Tron se soulevèrent d’un coup.
— Vous avez dit « Tommaseo » ?
— Oui, c’est le nom de mon photographe.
— Vous voulez dire père Tommaseo ?
Le commissaire était quasiment sûr que ce nom figurait sur la liste des passagers.
— Oui, le père Tommaseo de San Trovaso. Il a installé un studio dans son presbytère. Chaque lire qu’il gagne de la sorte est aussitôt reversée dans la caisse des pauvres de sa paroisse. N’hésitez pas à lui rendre visite si vous avez besoin de photographies de votre palais. Il tire également des portraits. À Noël, il est même allé à Vienne pour photographier l’archevêque de Salzbourg.
— Dans ce cas, ce portrait-ci est sans doute également de lui ?
Tron tendit au galeriste la photographie du conseiller aulique.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Dans la boîte.
— Elle a dû s’y glisser par erreur. Il faudra que je la lui rende.
Tron sourit d’un air obligeant.
— Je vais lui demander quelques vues de notre palais. Je vais même y passer tout de suite. Si vous voulez, je peux la lui rapporter ?
Pendant un instant, le commissaire craignit que le marchand ne décline sa proposition. Mais celui-ci se contenta de dire : — Je vais vous donner une enveloppe pour la protéger.
— Ce serait très aimable à vous.
Sur le pas de la porte, Tron se retourna une dernière fois.
— Si vous trouvez un acheteur étranger pour mon tableau, je vous aiderai à le faire sortir du territoire. Je peux certifier qu’il s’agit d’une copie.
Sivry sourit.
— Sur du papier de la questure ?
Le commissaire hocha la tête d’un air sérieux.
— Oui, sur du papier officiel.
Le Français éclata de rire et fut gagné par sa bonne humeur au point qu’il n’arrivait plus à s’arrêter. En fermant la porte derrière lui, Tron se demanda ce qu’il trouvait de si drôle dans sa suggestion. Décidément, il ne comprenait pas l’humour français.
Au moment où il s’engagea sur la place Saint-Marc, les officiers qui discutaient auparavant devant le Quadri avaient disparu. Au niveau du Campanile, il croisa deux femmes qui portaient des robes à panier et de hautes perruques poudrées. Elles s’entretenaient avec vivacité. Sans doute revenaient-elles d’un bal masqué qui ne s’était pas terminé à l’aube, mais s’était poursuivi jusque tard dans l’après-midi. Quand elles furent tout près de lui, Tron entendit que l’une d’elles était un homme. Pendant le carnaval, presque tout était permis.
1 - Désigne à la fois une grande gondole pour traverser le Grand Canal (on voyage debout) et les embarcadères. ( N.d.T. )
2 - Entrepôt. ( N.d.T. )
19
Élisabeth a gravi les escaliers à toute vitesse et ouvert si vite les battants de la porte que personne n’a pu la précéder. Dans la salle d’audience de l’empereur, elle a couru à la fenêtre et écarté le rideau, folle de rage contre Toggenburg. Les soldats en uniforme postés sur la basilique et le Campanile n’ont pas bougé. Les hommes en civil sont encore là également. Ils forment de petits groupes disséminés sur la place et jettent autour d’eux des regards inquiets. Sissi imagine très bien que les responsables de l’opération se demandent si elle va ressortir ou si son excursion est terminée pour aujourd’hui. Deux officiers passent d’un groupe à l’autre pour donner des instructions. Toggenburg reste invisible, mais elle est sûre qu’il est là, à observer la manœuvre.
— Ma longue-vue !
Élisabeth tend la main en arrière sans détourner le regard. Il lui faut quelques secondes pour régler sa lunette d’approche. Alors, un rond net balaie la place comme si l’impératrice elle-même survolait la foule. Le cercle glisse sur
Weitere Kostenlose Bücher