L'inquisiteur
sarabandes d’aveux, de protestations et de témoignages
confus qui l’encombraient. Il resta un moment pensif devant l’écriture
broussailleuse des greffiers, puis repoussa l’épais registre et eut un long
soupir de réveil difficile. Frère Bernard, gémissant sur les fatigues
excessives de son maître, se mit aussitôt à remuer des odeurs pesantes de
vieilles bougies et de parchemins autour de lui, s’affaira à rassembler des
feuillets épars sur le dallage, à remplacer des chandelles presque consumées, à
tisonner les braises dans la cheminée. Quand il eut fini, Novelli lui demanda
ce qu’il était advenu de Salomon d’Ondes. Alors frère Bernard s’assit devant le
feu ranimé et lui fit le récit des tribulations de ce malheureux lettré qu’il n’avait
pas eu grand mal à trouver dans les ruines de la Juiverie.
— Hier matin, dit-il, après avoir quitté la place
Saint-Étienne, poursuivi par une grande confusion de bâtons, de coups de poing
et d’insultes, Salomon, tête nue et vêtu de la robe blanche des baptisés, s’en
revint chez lui, rue Jouzaigues, escorté par deux soldats à qui il avait promis
les plus beaux tissus de sa boutique s’ils le protégeaient de la mort. Or, la
plupart des maisons de cette longue rue avaient été pillées et Salomon
découvrit, errant, tout effaré, dans sa demeure ravagée, que tous ses buffets
avaient été éventrés, et qu’il ne lui restait plus aucun bien en ce monde. Les
soldats, malgré leur déception de n’être pas payés, eurent pitié de lui : ils
l’abandonnèrent là sans le malmener. Le juif alors s’en fut chez le viguier, qu’il
connaissait bien : il avait plusieurs fois utilement conseillé ce grand
homme de police dans d’obscures entreprises marchandes. C’était l’heure de midi.
Il le trouva en train de manger avec quelques amis de bonne noblesse, sans
souci de l’émeute qui enfiévrait la ville. Salomon lui conta ses malheurs, lui
dit qu’on l’avait, ce jour même, fait chrétien contre son gré, sous la menace d’être
battu à mort à la moindre révolte, et demanda en pleurant si la loi catholique
pouvait tenir pour juste une conversion si sordidement acquise. Le viguier lui
répondit qu’à son avis on ne pouvait prendre par rapine l’âme d’un homme, et qu’un
pareil baptême n’avait aucune valeur.
Il lui fit donner des chausses, une tunique et un manteau de
bon drap, puis le raccompagna jusqu’à sa porte en le réconfortant et le
plaignant beaucoup.
« Alors Salomon d’Ondes s’en alla à la synagogue, où il
rencontra des juifs ruinés comme lui, et d’autres qui avaient pu sauver une
part de leurs biens. Hier soir, quand je vous ai quitté, dit frère Bernard (et
Novelli l’écoutait en ruminant sombrement), j’y fus tout droit, pensant bien l’y
trouver. En effet, je le vis sortir de ce mauvais lieu en compagnie d’un jeune
rabbin nommé Eliezer. Il me raconta ce que vous venez d’entendre, frère Novelli.
Je lui dis que vous seriez sans doute très contrarié de le voir revenir à son judaïsme,
mais il ne voulut pas me croire. Il prétendit que le neveu de monseigneur
Arnaud ne pouvait être un homme injuste et mesquin, et s’en alla avec Eliezer. Ce
matin, je vous ai cherché partout pour vous demander ce qu’il convenait de
faire, mais je ne vous ai pas trouvé.
— Il convient de le tenir ferme et de ne point l’abandonner,
dit Novelli. Il convient de le persuader qu’il aurait à souffrir de grands maux
s’il crachait maintenant au visage du Christ, après avoir reçu Sa grâce. Quand
Dieu a conduit, de gré ou de force, un homme dans son Église, il convient de
faire en sorte qu’il ne retourne pas à ses manigances de païen.
Il parla avec une hauteur austère et lente qui fit lever une
tourmente de rides inquiètes sur la grosse figure de frère Bernard, puis se
remit à compulser rageusement les parchemins qui lui avaient si fort embrouillé
l’esprit jusqu’à ce crépuscule.
— Cependant, dit le moine, tout hésitant et timide, comment
l’obliger à détester la religion de ses pères, s’il ne l’a point reniée de bon
cœur ? Ce juif n’est pas un fanatique, il est trop occupé de tranquilles
études pour haïr qui que ce soit au monde, je le connais, c’est un philosophe
de bon renom. Il a perdu ses biens et la paix du cœur, en ce mauvais jour que
nous venons de vivre. Frère Novelli, ne pensez-vous pas qu’il a souffert assez
pour mériter au
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