L'inquisiteur
ne me
permettez pas d’espérer la paix, après la violence très injuste que l’on m’a
faite ? Aucune pitié ne vous est donc venue, depuis hier ?
— Vos souffrances et votre ruine nous contrarient
beaucoup, maître Salomon. Cependant, vous êtes entré dans notre famille. Les
portes sont maintenant fermées derrière vous. Il vous faut marcher en notre
compagnie.
Salomon d’Ondes se détourna lentement de Novelli et regarda
l’évêque avec une grande douleur étonnée, appelant des yeux quelque secours, dans
le piège où il se sentait à nouveau pris, mais il le vit agacer, tête basse, la
fourrure de son manteau sur ses genoux, tout rogneux, vaincu, au bout du regard
de Novelli, comme à la pointe d’un couteau. Alors il leva les mains et les posa
grandes ouvertes sur sa tête, et sa nuque fléchit, et son dos se courba. Il
resta un moment ainsi accablé, comme s’il attendait que la terre noire s’ouvre
entre ses pieds, pour s’y enfoncer loin de ces grands personnages, dans des
ténèbres tranquilles, inaccessibles. Gui de l’Isle se pencha à son oreille.
Salomon détesta son haleine humide et chaude. Il s’écarta de lui, se redressa.
— Si vous vous obstinez dans votre reniement, lui dit l’évêque
à voix basse, il vous fera passer pour hérétique, et vous risquerez longtemps
de prison.
Salomon lui répondit :
— Voilà quarante-deux ans que je porte cette peau de
juif où vous me voyez. En elle sont des siècles d’ancêtres. Je ne suis qu’un
souffle du long voyage de ma famille en ce monde. Je porte ses lois, ses
misères, ses pensées, ses bonheurs, l’espace d’un souffle, d’une simple vie. Puis-je
m’arracher à tout cela sans mourir ?
Il était pâle, tout frémissant d’une fureur au bord des
lèvres qu’il ne pouvait cracher, ni ravaler. Son regard, sans espoir de
miséricorde, se cogna aux murs, aux visages en face de lui. Il s’aperçut que
Novelli le guettait comme un chasseur à l’affût, cherchant par où le harponner.
Il se redressa.
— Soumettez-vous de bonne grâce, lui dit l’évêque en
gémissant impatiemment. Nous ne sommes pas des ogres. Oubliez votre tribu et
nous vous accueillerons dans notre Église comme le père fondateur d’une famille
nouvelle. N’est-ce pas assez glorieux ?
Ils entendirent soudain un fracas de grilles furieusement
secouées, derrière eux. Vitalis le bateleur, le front entre deux barreaux, se
mit à crier, à belle voix sonnante :
— Soumettez-vous, maître Salomon, vous en aurez de
grands avantages, et qui donc vous empêchera de parler à Dieu dans votre patois,
au secret de vous ? Que diable, messeigneurs, si vous me demandiez, à moi,
Vitalis le Troué, de changer de nom, de peau et d’âme pour sortir de cette
prison, de bon cœur je vous dirais : dépouillez-moi à votre aise, allégez-moi,
et que le vent m’emporte ! Vous êtes trop savant, maître Salomon. Votre
âme a du ventre, elle vous encombre. Riches de science, riches de viandes se
font geignards et grincent pareillement dès que la vie souffle un peu fort sur
eux, car l’or de l’esprit alourdit autant que les biens terrestres, parole de
sage ! Soyez donc pauvre, messire, abandonnez-vous, et la moindre brise
vous poussera vers la liberté. Regardez-moi : je ne pèse pas, c’est ma
grâce. Veut-on que je fasse le pitre ? À votre service, mes maîtres !
Que je pleure au pied de la Croix ? Voici mes larmes, plus grasses et
savoureuses que larmes fortunées. Voulez-vous, monseigneur évêque, m’employer à
démerder vos seaux, tous les matins ? Je le ferai en chantant des
cantiques, et vous baiserai les mains pour cette tâche, si vous me l’offrez. Inscrivez
sur mon front ce qu’il vous plaira. Rien ne l’encombre : c’est un front de
pauvre. Considérez-moi avec assez de hauteur, s’il vous plaît, pour ne point
vous préoccuper de ce qui va et vient dans mon esprit. Il est vrai, je l’avoue,
que je vous ai maudit sur quelques places publiques. Mais qu’importe ? Malédiction
de miséreux, poussière ! Faisons donc la paix, tous les deux. Je vous jure,
si je vous déteste encore, de ne pas le dire à voix haute, et si la
tranquillité des pauvres est dans le mépris des puissants, soyez assez bon pour
me mépriser fidèlement. Bref, je vous donnerai tous les services, toutes les
bonnes paroles que vous voudrez contre la liberté d’aller par les rues de
Toulouse et de demander aux gens des nouvelles du temps.
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