L'Insoumise du Roi-Soleil
commerçants, aux enfants qui se côtoyaient dans la rue, et tout ce monde hurlait pour dominer les cris du voisin. Parfois, les gesticulations venaient au secours des voix et cet étrange spectacle accouchait d’une cacophonie et d’un désordre étourdissants qui s’inspiraient un peu de l’opéra et du ballet. Pourtant on se comprenait bien quand il fallait hisser aux étages des paniers emplis de victuailles ou tancer un homme qui, croyant échapper à l’espionnage de sa mégère, s’apprêtait à pousser la porte d’un cabaret. Une fumée grise sortait des cheminées bancales qui tutoyaient leurs sœurs pour mieux se soutenir. Les murs n’étaient pas moins tordus et certains penchaient vers la rue de manière inquiétante comme si, animées d’une vie intérieure, ces masures voulaient aussi parler à celles d’en face. Puis, soudain, la rue rétrécissait encore et le ciel se noyait dans de sombres volutes dont je n’aurais su dire si elles venaient du sol ou des toits. Quelle qu’en fût l’origine, cet air poussiéreux prenait un malin plaisir à flotter à hauteur de mes yeux et à entrer dans mon nez.
— Prenez garde à l’enseigne de cet apothicaire ! ordonna Beltavolo en baissant la tête. Nous fîmes de même, Jean-Baptiste et moi, évitant ainsi, mais de peu, de nous fendre le crâne sur une plaque de fer flottant en l’air et posée par miracle sur la corniche de la bâtisse d’en face. Et nous allâmes ainsi, croisant sur le chemin une foule mélangée et joyeuse, se jouant du chaos, ignorant ses dangers, haranguant notre cocher et forçant le passage pour traverser, dans la plus grande confusion, des rues encombrées d’immondices, et desquelles coulait par le milieu une eau sale et nauséabonde.
— Je vous l’avais prédit, grommela Bonnefoix en se pinçant le nez.
François de Saint Val surenchérit :
— Jean-Baptiste dit vrai. La propreté n’est pas la première qualité de cette ville. L’eau manque cruellement. Paris ne compte pas plus de vingt fontaines et ses égouts sont éventrés.
— Ne dit-on pas pourtant que Paris est la capitale du monde ?
— Certes, et c’est pourquoi j’y suis ! claironna-t-il.
— La malpropreté serait-elle dès lors devenue une vertu moderne ?
— Paris grandit trop vite. Il faut pousser les murs, chasser la campagne, détruire les potagers. On abat l’enceinte de Charles V et celle de Philippe Auguste. On utilise leurs pierres pour bâtir jusqu’à Montmartre. Les maisons et les palais se dressent, mais le reste ne suit pas. Les rues ne sont pas éclairées, les déchets s’entassent dans les ruelles. Un jour, on décida de curer les égouts. La tâche était si difficile qu’on eut recours aux galériens. Les uns moururent par manque d’air ; les autres s’échappèrent par ces conduits monstrueux, rampant dans la fange. L’odeur était si effroyable que les archers ne purent les poursuivre. L’eau ? Les hommes et les bêtes en réclament. L’été, la rivière est si basse qu’on la traverse à pied ! Mais ce n’est pas le pire. On puise, aujourd’hui, dans la Seine, ce que l’on rejetait hier. Ses quais sont envahis de tanneurs qui usent l’eau pour fabriquer le cuir, d’équarrisseurs qui taillent et découpent les carcasses des animaux. Où vont les cadavres ? La Seine doit encore supporter la corporation des poissonniers qui ont l’obligation de se débarrasser de ce qu’ils n’ont pas vendu dans la semaine. Croyez-vous que les huîtres gâtées plaisent à l’eau douce ? Si bien qu’un seul mot qualifie la source de nos vies : la souillure.
— Votre peinture est juste, intervint Jean-Baptiste. J’y ajouterai ce témoignage. Lors de mon dernier passage, un orage violent s’abattit sur Paris. L’eau tombait si drue que je dus trouver refuge dans un cabaret. M’armant de patience, j’engageai la conversation avec une serveuse accorte. Nous parlâmes du temps, évidemment. Eh ! lui dis-je, voilà une belle occasion de balayer devant votre porte. Celle-ci se moqua de moi. Ainsi, j’appris que les jours de pluie, il était interdit de curer les rues pour ne pas ajouter d’impuretés à la Seine qui en charrie tant.
— C’est une des étrangetés de cette époque, continua Beltavolo. Les médecins et les apothicaires se méfient de ce bien si précieux. Pour eux, l’eau serait source de maladie.
— Quelles sont donc ces sornettes ? me moquai-je.
— L’eau entrerait dans la peau par ces
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