L'Insoumise du Roi-Soleil
contenait tant de mystères.
— J’ai soutenu cette thèse, mais j’en doute, plaisanta-t-elle.
— S’agissait-il d’une farce ?
Elle expira lentement et balaya l’air de la main.
— Je suis comme le chocolat. J’ajoute quelques condiments dans mes lettres. J’invente ma recette. Parfois, je goûte au plaisir de lancer une mode ou d’en défaire une autre. Mais l’imagination n’est-elle pas aussi amère que cette gourmandise délicieusement rare ?
Elle me regardait intensément et, derrière son sourire, je devinais son émotion. Sans doute songeait-elle à l’exil de mon père dont elle se sentait pour une part responsable. Et à ces lettres dans lesquelles elle décrivait les exploits, les éclats et l’intempérance du libertin Pierre de Montbellay. L’une d’elles – maudite soit-elle ! – avait-elle pesé dans la décision du roi ? Maintenant elle me regardait et s’inquiétait pour celle qui était venue dans l’espoir de sauver l’honneur de son père. Elle baissa les yeux. Elle se résigna. Elle ne pouvait que m’aider. Je choisis ce moment pour revenir au sujet qui me préoccupait :
— Puisque je ne renoncerai pas à l’idée de me rendre à Versailles, que faut-il que j’en sache ?
La nuit était tombée et dans ces rues étroites, le soleil s’éteignait brusquement. À Saint Albert, il déclinait jusqu’à basculer derrière une colline surmontée d’un bois de chênes. Longtemps, sa lueur incertaine repoussait le moment où la flamme de la bougie reprendrait vie. À Paris, six heures sonnèrent, et le ciel devint aussi noir que ces choses amassées dans la boîte en porcelaine de la marquise de Sévigné.
— Ce n’est plus comme avant, murmura-t-elle. Oui, tout a vraiment changé à la cour. Un peu comme ce jour qui vient de s’effacer. Et ce que ton père subit n’est qu’un prologue annonçant de plus grands dangers.
Elle marqua un temps.
— L’obscurité menace la clarté du Soleil. La douceur d’un monde s’en va. J’aime le roi et le respecte, mais où sont les plaisirs enchantés de Versailles ?
Madame de Sévigné s’absorba dans ses pensées. Son corps s’affaissa. Ses gestes ralentirent.
— D’où vous vient ce découragement ?
Elle se ressaisit aussitôt :
— Parle plutôt de nostalgie.
— Vous regrettez le passé ?
— Par pitié, s’emporta-t-elle, ne me compare pas aux vieillards que l’âge a aigris. Je n’ai aucun regret pour ce qui fut ma jeunesse. J’espère et, en te voyant, je crois en l’avenir. Mais ce qui se dessine ne m’inspire pas confiance. Le temps où le roi exhortait chacun à exercer honnêtement sa critique est révolu. Simplement se moquer devient licencieux. La cour, docile et soumise, se plie à ces changements. Elle y perd sa drôlerie, sa franchise et se plaît dans un monde plat, sans relief, gagné par les partisans d’un royaume déserté par les idées. Je n’y vois que le progrès de l’obscurité et de forces nuisibles à l’esprit. Non, ce n’est pas la peur du futur qui m’inquiète, mais, bien au contraire, le retour en grâce d’une furieuse intransigeance.
— Vous parlez comme mon père dans cette lettre qui lui a tant coûté...
— Je ne l’ai pas lue mais devine ce qu’il a pu t’écrire. Je connais ses thèses et je les partage en partie. La liberté est menacée. C’est insaisissable et aussi invisible que l’air. Pourtant, l’intolérance y flotte et s’y plaît. Et c’est nouveau.
— Depuis quand ?
— D’aucuns datent ces changements de l’installation de la cour à Versailles. Je crois que l’affaire est plus ancienne.
— Faut-il vous arracher chaque mot de la bouche ? fis-je plus durement que je ne le voulais.
Elle me couva du regard :
— L’impatience de la jeunesse... Et la foi ! Ces vertus seront récompensées. Et puisque tu veux aller vite, voici deux noms qui résument mon opinion : madame de Montespan et madame de Maintenon.
— Qu’ont-elles à voir avec les changements à Versailles ?
— Les deux bataillent. Qui l’emportera ?
— Je n’y vois qu’une histoire de cœur.
— Ce duel décidera peut-être de notre sort à tous.
— Mais il s’agit seulement là d’un sujet pour meubler l’oisiveté, insistai-je.
— Pauvre amie bien naïve. Il faut voir au-delà des personnes. Derrière ces deux femmes, se cachent en vérité deux mondes qui se détestent. Chacune d’elles soutient une vision de l’homme, de la société, du
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