Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
passant sur son front, en doubla l’expression mélancolique.
– Vous me connaissez donc ainsi que ma famille ? dit-il.
– J’étais à votre naissance, jeune homme, et ce fut un jour de joie. Mais Mrs Lechmere attend la nouvelle de votre arrivée, et ce malheureux garçon va vous conduire à sa porte ; elle vous dira tout ce qu’il convient que vous sachiez. Job ! Job ! que faites-vous donc dans ce coin ? Prenez votre chapeau et conduisez Monsieur dans Tremont-Street ; vous savez que vous aimez à aller chez Mrs Lechmere.
– Job n’irait jamais chez elle si Job pouvait s’en dispenser, murmura l’idiot avec humeur ; et si Nab n’y avait jamais été, cela n’en vaudrait que mieux pour son âme.
– Osez-vous me manquer ainsi de respect, vipère ? s’écria la vieille courroucée ; et dans la violence de sa colère, elle prit les pincettes et les leva pour en frapper son fils.
– Femme, la paix ! s’écria une voix derrière l’officier.
L’arme menaçante tomba de la main énervée de la furie, et ses joues jaunes et ridées se couvrirent de la pâleur de la mort. Elle resta immobile près d’une minute, comme si un pouvoir surnaturel l’avait changée en pierre. Enfin elle réussit à balbutier :
– Qui me parle ainsi ?
– C’est moi, dit le vieillard en s’avançant vers un endroit de la chambre que la faible clarté de la chandelle pouvait atteindre ; c’est un homme qui a vécu longtemps, et qui sait que si Dieu aime l’homme, l’homme doit aimer les enfants qui sont issus de lui.
Les jambes d’Abigaïl Pray ne purent la soutenir plus longtemps ; tous ses membres furent agités par un tremblement universel ; elle se laissa tomber sur une chaise ; ses regards allaient sans cesse du vieillard au jeune officier, et les efforts infructueux qu’elle faisait évidemment pour parler annonçaient qu’elle avait perdu l’usage de la parole. Pendant ce court intervalle, Job s’approcha du vieillard, et lui dit en le regardant d’un air suppliant :
– Ne faites pas de mal à la vieille Nab ; lisez-lui ce bon passage de la Bible que vous venez de prononcer, et elle ne frappera jamais Job avec les pincettes. N’est-ce pas, ma mère ? Voyez-vous sa tasse ? elle l’a cachée sous cette serviette quand nous sommes entrés. Mrs Lechmere lui donne de ce poison de thé ; et quand elle en a bu, Nab n’est jamais pour Job ce que Job serait pour sa mère si sa mère était Job, et que Job fût la vieille Nab.
Le vieillard examina avec une attention marquée la physionomie mobile du jeune idiot, tandis qu’il lui parlait ainsi en faveur de sa mère ; et lui passant ensuite doucement la main sur la tête, il dit avec un air de compassion :
– Pauvre malheureux enfant, le ciel t’a refusé le plus précieux de ses dons, et cependant son esprit veille autour de toi ; car tu peux distinguer la dureté de la tendresse, et il t’a appris à discerner le bien et le mal. Jeune homme, ne trouvez-vous pas une leçon de morale dans cette volonté de la Providence ? N’y voyez-vous pas quelque chose qui apprend que le ciel n’accorde pas de dons en vain, et qui montre la différence existant entre le devoir obtenu par l’indulgence, et celui qu’arrache l’autorité ?
L’officier chercha à éviter les regards perçants du vieillard, et après une pause embarrassante de quelques instants, il exprima à la vieille femme, qui sortait de son état de stupeur, le désir qu’il avait de se rendre sur-le-champ chez Mrs Lechmere. La matrone, dont les yeux avaient toujours été fixés sur le vieillard depuis qu’elle avait recouvré l’usage de ses facultés, se leva lentement, et ordonna à son fils, d’une voix faible, de conduire le jeune officier dans Tremont-Street. Elle avait acquis, par une longue pratique, un accent qui ne manquait jamais de réprimer, quand il le fallait, l’humeur capricieuse du jeune idiot, et le ton de solennité que sa vive agitation donnait en ce moment à sa voix, l’aida à y réussir. Job se leva sans répliquer, et se disposa à obéir. Chacun des acteurs de cette scène éprouvait une contrainte qui annonçait qu’elle avait fait naître en eux des sentiments qu’il serait plus prudent d’étouffer, et ils se seraient séparés en silence, si l’officier n’eût trouvé devant la porte le vieillard qui y était comme immobile.
– Passez, Monsieur, lui dit-il ; il est déjà tard, et vous pouvez comme moi
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