Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
à se rapprocher encore.
– Nous nous rencontrons de nouveau, major Lincoln, dit le personnage mystérieux que Lionel se rappela avoir vu à l’assemblée nocturne ; nos entrevues paraissent devoir toujours avoir lieu dans des endroits mystérieux.
– Et Job Pray paraît être l’esprit qui y préside, reprit Lionel, car vous venez de le quitter à l’instant.
– J’espère, Monsieur, dit l’inconnu avec gravité, que nous ne sommes pas dans un pays et que le temps n’est pas encore venu où un honnête homme ne pourra parler à qui il lui plaira.
– Certainement, Monsieur, et ce n’est pas moi qui mettrai obstacle à vos conférences, répondit Lionel. Vous m’avez parlé de nos pères ; le mien paraît être bien connu de vous, quoique vous ne soyez encore qu’un étranger pour moi.
– Le temps n’est pas éloigné où les hommes feront connaître leur véritable caractère : jusque-là, major Lincoln, je vous fais mes adieux.
Sans attendre de réponse, l’inconnu prit un chemin différent de celui que suivait Lionel, et marcha avec précipitation, comme un homme qu’appellent des affaires urgentes. Lionel remonta dans la partie haute de la ville, avec l’intention de se rendre dans Tremont-Street, apprendre à ses parentes son projet d’accompagner l’expédition. Le jeune militaire crut apercevoir que le bruit s’était répandu dans le peuple que quelque mouvement se préparait parmi les troupes. À chaque coin de rue, il voyait des groupes de colons parlant à voix basse et avec vivacité : enfin il comprit qu’on se racontait avec terreur que l’isthme, le seul passage qui conduisît à Boston par terre, était gardé par une ligne de sentinelles, et que toutes les chaloupes des vaisseaux de guerre entouraient la péninsule, de manière à lui intercepter toute communication avec le pays environnant. Cependant rien n’annonçait encore une alerte militaire, quoique par intervalle un bourdonnement confus, semblable à celui qui accompagnerait des apprêts de départ, fût apporté jusqu’à lui par les brises humides du soir, et parût augmenter à mesure qu’il approchait des maisons.
Lionel ne remarqua dans Tremont-Street aucune trace de cette agitation qui s’était rapidement communiquée dans les quartiers plus populeux. Il arriva jusque dans sa chambre sans avoir rencontré personne de la famille, et après y avoir terminé quelques arrangements, il descendait pour chercher ses parentes, lorsqu’il entendit la voix de Mrs Lechmere dans un petit cabinet qui lui était exclusivement consacré. Désirant prendre congé d’elle, il approcha de la porte entr’ouverte et allait demander la permission d’entrer, lorsqu’il aperçut Abigaïl Pray, qui était en conférence très-animée avec la maîtresse de la maison.
– Un homme âgé et pauvre, dites-vous ? répétait alors Mrs Lechmere.
– Et un homme qui semble tout savoir, interrompit Abigaïl en jetant autour d’elle des regards où se peignait une terreur superstitieuse.
– Tout ! répéta Mrs Lechmere, les lèvres tremblantes d’émotion plutôt que de vieillesse ; et vous dites qu’il est arrivé avec le major Lincoln ?
– Dans le même vaisseau, et il semble que le ciel ait voulu qu’il choisit ma pauvre demeure pour me punir de mes péchés !
– Mais pourquoi souffrez-vous qu’il y reste, si cela vous gêne ? dit Mrs Lechmere ; vous êtes au moins la maîtresse chez vous.
– Dieu a voulu que ma demeure fût celle de tous ceux qui sont assez malheureux pour n’en pas avoir. Ce vieillard a autant de droit que moi de vivre dans le vieux magasin.
– Vous avez les droits d’une femme et de première possession, dit Mrs Lechmere avec cette sévérité inflexible que Lionel avait souvent remarquée en elle ; je le jetterais dans la rue comme un chien.
– Dans la rue ! répéta Abigaïl regardant de nouveau autour d’elle, agitée par une terreur secrète ; parlez plus bas, Madame, pour l’amour du ciel, parlez plus bas ! Je n’ose pas même le regarder en face, son œil perçant me rappelle le passé, me parle de tout ce que j’ai jamais fait, et cependant je ne saurais dire pourquoi. Job l’adore comme un Dieu, et si je l’offensais, le vieillard pourrait aisément savoir par lui tout ce que vous et moi nous avons tant d’intérêt à…
– Comment ! s’écria Mrs Lechmere d’une voix tremblante d’horreur, avez-vous été assez folle pour faire de
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