L'Ombre du Prince
femmes fragilisées par la fatigue et la faim.
Puis, quand venait le temps où pas un grain de
blé, pas un chat ou un chien à dépecer, pas une racine à extirper de la terre
sèche ne s’offrait aux hommes, ceux-ci commençaient à dépérir et à s’ajouter à
la longue liste des disparus.
Aux portes des temples, les survivants se pressaient
les uns contre les autres, se lamentaient, gémissaient, se tenant accroupis ou
couchés dans une attitude à demi prostrée. Les plus vaillants arrivaient à se
tenir debout et à tendre la main. Les prêtres ne pouvant nourrir tout ce pauvre
peuple affamé jetaient ce qu’ils pouvaient à leurs pieds, car les approcher eût
sans doute déclenché dans l’enceinte du temple les prémices d’une épidémie dont
ils redoutaient à chaque instant le mortel danger.
Cette manne inattendue qui tombait parfois
auprès d’eux n’était pourtant qu’une bien maigre pitance. Elle se composait de
quelques oignons, poireaux ou melons à moitié desséchés, de quelques galettes
rassises et, quand la générosité des prêtres se faisait plus étendue – encore
fallait-il qu’ils ne s’aventurassent pas au-delà des limites du possible –
les malheureux voyaient tomber devant leurs yeux, qui ne se fermaient que pour
ne plus s’ouvrir, une pluie de pois chiches ou de fèves qu’ils croquaient sans
prendre le temps de les faire cuire.
Chez les paysans déjà mal nourris en temps
ordinaire, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants mouraient. Les
survivants grattaient de leurs ongles cassés la terre pour essayer d’y trouver
les restes d’une racine ayant résisté à la sécheresse. Parfois, ils portaient à
leurs bouches ce qu’ils arrachaient et qui n’était autre que des fragments de
la carcasse asséchée du sol. Ceux-là mêmes ne passaient pas la nuit, étouffés
par la terre qu’ils absorbaient. Ils mouraient convulsés dans une toux violente
qui ne s’arrêtait plus.
Côté temple, les prêtres remplissaient à peu
près leur devoir, mais, s’il n’y avait eu la peur de la contagion, ils auraient
pu faire davantage et condescendre à parler au peuple pour lui apporter le
réconfort supplémentaire d’une parole rassurante.
Côté villes et villages, les choses devenaient
plus compliquées, car intervenait la générosité des nantis envers les
défavorisés. Alors, les scribes attachés aux plus hauts dignitaires étaient chargés
de calculer ce qu’il resterait dans les greniers à blé, une fois accompli le
geste qui devait sauver quelques centaines d’affamés.
Ouverts par centaines, les greniers à blé des
villes et des villages avaient pourtant sauvé les plus résistants. Malgré ce
geste humanitaire, la distribution était insuffisante. Il eût fallu que le blé
tombât par tonnes entières aux pieds des pauvres gens pour que quelques
centaines d’individus supplémentaires fussent sauvés.
Les greniers de Thèbes n’avaient pas failli à
la coutume. Hélas, là aussi, c’était insuffisant et, aux alentours du palais,
les cadavres gisant sur le sol ne se comptaient plus. Qui aurait pu les
ensevelir alors que les maisons étaient vides et que la famille avait déjà
disparu ? À celui qui restait de trouver l’énergie suffisante et la force
de prendre dans l’air qu’il respirait et qui, pourtant, était fétide, l’élément
de survie.
Et, là encore, les nantis qui pouvaient rester
chez eux avaient une double chance de s’en sortir, alors que ceux de la classe
défavorisée se trouvaient de nouveau lésés. Comment pouvait-on rester dans sa
modeste demeure quand la nourriture n’y était plus ? Dans les rues, on ne
trouvait plus que de pauvres êtres errant à la recherche d’une meilleure
fortune.
C’est ainsi que, les cadavres s’accumulant
dans les villes et les campagnes, sans possibilité de pouvoir creuser des
fosses pour les y ensevelir, l’air chaud empestait le charnier.
Il en était de même à Thèbes aux alentours du
palais et les gardes qui passaient derrière le mur d’enceinte suffoquaient en
pressant contre leur visage un linge parfumé. Casques baissés jusque sur leurs
yeux à demi fermés, ils tenaient leur lance assez maladroitement en jetant des
coups d’œil angoissés chaque fois qu’ils passaient devant le grand cadran
solaire de la porte sud du palais. Et, pour les affoler davantage, l’heure
tournait lentement, retardant le tour de garde que leurs compagnons devraient
tout à
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