Londres, 1200
à
l’écart.
— Tu vois ce penny d’argent, compaing ?
Je te l’offre si tu nous laisses ta place pour quelques jours.
— Je peux gagner bien plus, maugréa l’autre.
Guilhem lui serra l’épaule et, de la main droite,
il tira à moitié la miséricorde pendue à la taille, à côté de son escarcelle.
— Tu vois ce couteau, compaing ? Je te
l’enfonce dans ta grasse bedaine si tu ne nous laisses pas ta place quelques
jours.
La pression sur l’épaule fut soudain si forte que
le briseur de chaînes entendit son articulation craquer.
— D… d’accord… balbutia-t-il.
Guilhem remit le couteau en place et revint en
souriant. Il reprit sa vielle à roue et se mit à fredonner d’une voix
guillerette :
Si
m’excuse de mon langage,
Rude, malotru et sauvage,
Car né ne suis pas de Paris, [56] …
La matinée s’écoula sans autre événement
remarquable. Comme la veille, toutes sortes de gens entraient et sortaient du
château : des marchands avec leurs charrettes, leurs chariots ou leurs
ânes bâtés, des gardes porteurs d’arcs et de boucliers, des religieux souvent
sur des mules et des seigneurs aux escortes plus ou moins importantes. Tous
s’arrêtaient pour écouter les ménestrels venus de France, certains restaient
même un long moment, vidant force pichets de vin ou hanaps d’ale. À none, Anna
Maria avait même récolté une jolie somme, mais personne ne les avait invités à
se rendre dans la Tour.
Guilhem s’interrogeait sur l’intérêt de continuer
ainsi quand il vit un cortège arriver depuis Aldgate. Il aperçut d’abord,
portés par des écuyers, des oriflammes et des pennons avec une étoile argentée
à cinq branches sur un fond écarlate. Derrière suivaient des cavaliers en cotte
de cuir treillissée, casque pointu et long bouclier normand avec la même étoile
argentée peinte. Derrière encore, sur un palefroi revêtu d’une housse flottante
en cuir et en toile, se tenait un grand seigneur en long haubert couvrant ses
cuisses, avec un surcot rouge à l’étoile argentée.
Autour de lui, pages et écuyers portaient son
épée, sa hache et son écu. Un peu plus loin suivaient deux clercs et enfin une
dizaine d’archers à pied avec carquois à la ceinture, courte épée, casque rond
à nasal et camail.
Guilhem devina qu’il s’agissait d’un important
baron et tenta le tout pour le tout. Quand la troupe fut à portée de voix, il
déclama :
— Oyez, oyez, braves gens ! Tous vous
savez combien votre grand roi Richard, celui au Cœur de Lion, a souffert dans
sa prison où le gardait l’empereur félon. Il était seul alors, et croyait qu’on
l’avait oublié, aussi composa-t-il ce chant…
L’escorte était à quelques pas et le seigneur qui
la commandait la fit arrêter.
Guilhem tourna la manivelle de sa vielle et
commença :
Ja
nuls hom près non dira sa razon
Adrechament, si com hom dolens non,
Mas per conort deu hom faire canson,
Pro n’ay d’amis, mas paure son li don [57] ,
Ancta lur es, si per ma rezenson
Soi sai dos yvers près.
Or sapchon ben miey hom e miey baron,
Angles, Norman, Peytavin e Gascon,
Qu’ieu non ay ja si paure compagnon
Qu’ieu laissasse, per aver, en preison,
Non ho die mia pemulla retraison,
Mas anquar soi ie près.
En chantant de sa voix grave, il observait le
baron. Avec son camail et son casque à nasal, seule une partie de son visage
apparaissait. On voyait surtout des yeux de braise et une profonde cicatrice
sur une joue qui donnait à son porteur un aspect féroce et une expression
sinistre.
Guilhem lui fit une gracieuse révérence et
poursuivit :
Car
sai eu ben per ver, certanament,
Qu’hom mort ni près n’a amie ni parent
Et si m laissan per aur ni per argent,
Mal m’es per mi, mas pieg m’es per ma gent,
Qu’après ma mort n’auran reprochament,
Si sai mi laisson près.
No m meravilh s’ieu ay lo cor dolent,
Que mos senher met ma terra en turment,
No li membra del nostre sagrament
Que nos feintes el Sans cominalment,
Ben sai de ver que gaire longament
Non serai en sai près.
Mes
compaignons, cui j’amoie et cui j’ain,
Çeus de Cahen et ceus dou Percherain,
Me di, chançon, qu’ils ne sont pas certains,
Qu’oncques vers eus nen oi cuerfaus ne vain.
S’ils me guerroient, ils font moult que vilain,
Tan con je serai pris.
Ce sevent bien Angevin et torain,
Cil bacheler qui or sont riche et sain
Qu’encombrez sui loing d’aus en autrui main.
Forment m’amoient,
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