Londres, 1200
impuissant. Il lui avait seulement proposé de
la dédommager en lui offrant dix deniers d’argent, puisqu’elle ne pourrait garder
la tenure de son père.
Regun l’avait consolée. Ils étaient pauvres tous
les deux mais de bonne naissance et elle était d’accord pour partir avec lui.
— Absurde ! s’exclama Locksley,
interloqué par cette subite passion. Cette fille ne mesure pas les périls de
notre voyage ! Et qu’en feras-tu quand tu seras lassé d’elle ? Tu
n’es pas laboureur, un jour tu deviendras chevalier !
— Je veux l’épouser, seigneur ! insista
Regun. Elle est libre, elle sait lire et parle le latin ! C’est d’ailleurs
en latin que nous nous sommes abordés, car elle ne connaît pas le français. Si
un jour j’ai un fief, elle sera une bonne châtelaine. Je ne trouverai jamais
mieux !
La réponse avait ébranlé Robert de Locksley. Son
écuyer était insensé, mais il se souvenait de l’avoir été, lui aussi.
— Devant la très sainte Vierge Marie tu
t’engages à l’épouser ?
— Oui, seigneur.
— Qu’en dit ton cousin Ranulphe ?
— Il est opposé à ce que Mathilde vienne avec
nous, seigneur. Il dit que je trahis mon lignage, mais je saurai le convaincre
qu’il se trompe.
— Elle s’appelle Mathilde ? sourit
Robert de Locksley.
— Oui, seigneur.
Ce n’était pas la bouche de plus à nourrir qui
contrariait Locksley, c’était le fait qu’en agissant ainsi Regun perdait toute
espérance de faire une riche alliance et d’obtenir une dot. Mais pauvre comme
il l’était, quelle possibilité avait-il de trouver un jour une femme
riche ?
— Dis-lui de se préparer, accepta-t-il en lui
donnant une amicale bourrade sur l’épaule.
Locksley ne regretta pas d’avoir accepté Mathilde.
Fille du pays, elle connaissait les chemins, les gués des rivières ainsi que
toutes sortes de plantes utiles, soit pour soigner, soit pour rendre plus
goûteuses les bouillies d’orge ou de seigle, seuls plats de ceux qui refusaient
de manger du gibier. De plus, la jeune fille s’était très vite entendue avec
Anna Maria et Sanceline. Toutes trois savaient lire et connaissaient un peu de
latin. Elles marchaient ensemble, souvent en compagnie de l’épouse d’Aignan le
libraire qui savait lire aussi, et leurs rires et leurs chansons égayaient tout
le monde. Le soir, elles faisaient l’école aux enfants, leur apprenant à lire
avec des planchettes sur lesquelles Aignan avait gravé des lettres.
Les femmes s’apprenaient aussi mutuellement
l’occitan et le français. Anna Maria avait même entrepris d’enseigner l’italien
à ses amies. Parfois Regun se joignait à eux, ainsi que Jeanne et Godefroi,
pour comparer les mots saxons et ceux du Midi. Ils ponctuaient alors leurs
échanges par de grands éclats de rire. Tout le monde paraissait avoir oublié la
pauvre Perrine.
Tout le monde sauf Guilhem.
Le chemin mal empierré serpentait à flanc de
coteau, si étroit que deux charrettes n’auraient pu se croiser. Le gros chariot
avançait difficilement tant les ornières étaient profondes. Un peu plus tôt,
ils avaient longé un grand lac où l’un des archers avait tué un canard.
Guilhem était en tête, loin devant, avec
Bartolomeo, Ranulphe de Beaujame et son serviteur Henry. Sur leur gauche
s’étendait une éminence couverte de taillis au sommet de laquelle on apercevait
une ancienne palissade effondrée entourant un donjon carré recouvert d’un
lierre sombre et sinistre. Sur leur droite s’étendait une forêt de hêtres et de
frênes, profonde et impénétrable.
Guilhem arrêta sa monture.
— Avez-vous vu quelque chose d’inquiétant,
seigneur ? demanda Bartolomeo.
Guilhem désigna les ruines.
— J’y ai passé une nuit, il y a quelques
années, avec Mercadier et ses gens. Il y avait là-haut un ancien camp romain.
Plus tard, on ne sait qui y a dressé ce donjon carré et l’enceinte de bois. Il
y a encore quelques masures et une vieille chapelle, de l’autre côté. Ça reste
une position idéale pour un guet-apens, car on y voit de loin ; on
aperçoit même les flèches des clochers de Limoges. Je vais y faire un tour pour
éviter une mauvaise surprise.
Il s’apprêtait à lancer son cheval vers le coteau
quand Ranulphe l’interpella :
— Laissez-moi y aller, seigneur !
supplia-t-il.
Guilhem comprit que le jeune homme brûlait de se
distinguer, espérant trouver là-haut quelque bande de gueux qu’il
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