L'or de Poséidon
de lui demander si je le connaissais, quand il se présenta :
— Apollonius. (Ça ne me disait toujours rien.) J’ai été ton professeur.
— Par Jupiter !
Il y a bien longtemps, cette pauvre âme m’avait enseigné la géométrie pendant six ans. Et voilà ce que les dieux avaient fait de lui pour le récompenser de sa patience.
Epimandos se précipita vers nous avec du vin pour deux. Il paraissait heureux que j’aie trouvé un ami à qui parler, ce qui m’obligerait à penser à autre chose qu’à mes soucis. Je n’avais aucun moyen de m’esquiver, j’étais obligé de faire la conversation en offrant de partager mon déjeuner avec mon ex-professeur. Il accepta mon invitation timidement. Je me forçai à ne pas regarder ses hardes de trop près. J’envoyai Epimandos de l’autre côté de la rue nous chercher deux repas chauds au Valérien.
Cet homme avait toujours été un raté. Quelqu’un qu’on ne pouvait pas aider mais dont on avait pitié, même quand il lui arrivait de vous malmener. Je ne veux pas mettre en doute ses dons de mathématicien, mais comme enseignant il était complètement nul. Incapable d’expliquer quoi que ce soit, malgré des harangues inépuisables ! J’avais toujours eu l’impression qu’il nous soumettait des problèmes qui avaient besoin de trois données pour être résolus, alors qu’il n’en fournissait que deux.
— Quelle merveilleuse surprise de te voir ! croassai-je, en faisant comme si je ne l’avais pas ignoré depuis cinq ans, à chaque fois que je venais chez Flora.
Il ne fit aucune difficulté pour entrer dans mon jeu.
— Ça m’a fait un choc, murmura-t-il, avant de se jeter sur son bouillon.
Epimandos n’ayant plus personne à servir vint s’asseoir près du chat pour nous écouter.
— Qu’est-il donc arrivé à l’école, Apollonius ?
Il laissa échapper un grand soupir. La nostalgie me rendait tout chose.
— J’ai été forcé d’abandonner. Trop grande instabilité politique.
Il s’exprimait du même ton monocorde que quand il se lamentait autrefois à propos de l’ignorance d’un élève.
— Tu veux dire que les gens ne payaient plus ?
— La jeunesse est la première à souffrir en cas de guerre civile.
— La jeunesse souffre, un point c’est tout, rectifiai-je sombrement.
Quelle rencontre incroyable ! Moi, un homme coriace accomplissant une tâche périlleuse, la dernière chose dont j’avais besoin c’était de me trouver confronté à un ancien professeur qui m’avait connu quand je n’étais que taches de rousseur et fausse assurance. Les gens que je fréquentais aujourd’hui pensaient, pour la plupart, que je possédais un cerveau astucieux et des poings solides. Je n’avais aucune envie qu’ils me surprennent en train de nourrir cet insecte décharné au crâne dégarni et aux mains tremblantes, tandis qu’il ressuscitait un passé que je préférais oublier.
— Comment va ta petite sœur ? demanda ensuite Apollonius.
— Elle n’est plus si petite. Elle a travaillé pour un tailleur avant d’épouser un vétérinaire peu soigné. Elle a vraiment manqué de jugeote. Et le pire, c’est qu’il travaille pour les Verts. Il essaye d’empêcher leurs haridelles aux genoux cagneux de s’effondrer sur la piste. (Apollonius avait l’air complètement éberlué. Il ne vivait pas dans le même monde que moi.) Sans compter qu’il picole, ajoutai-je.
— Oh ! fit-il, embarrassé. Très intelligente, Maia.
— Exact.
Dommage que son intelligence l’ait abandonnée au moment de choisir un mari.
— Je ne voudrais pas te déranger, proféra soudain le professeur.
Je le maudis in petto, mais me sentis obligé de poursuivre cette conversation.
— Je ne manquerai pas de dire à Maia que je t’ai rencontré. Elle a quatre enfants qu’elle élève très bien. Ils sont charmants.
— Ça ne me surprend pas de sa part. Une bonne élève, une bonne ouvrière, et maintenant une bonne mère.
— Elle a reçu une bonne éducation, me forçai-je à énoncer.
Apollonius sourit comme s’il était en train de penser : toujours habile avec la rhétorique ! Sans savoir pourquoi, j’ajoutai impulsivement :
— Avez-vous eu les autres filles comme élèves ? Ma sœur Victorina vient de mourir.
Apollonius savait qu’il aurait dû dire qu’il était désolé, mais il s’emberlificota en répondant à ma première question :
— Certaines, je crois, de temps à autre…
Je
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