L'Orient à feu et à sang
sa main droite l’extrémité de la passerelle. Un fracas assourdissant retentit. Un nuage étouffant de poussière et de fumée l’aveuglait. Le parapet céda et la passerelle glissa dans le vide.
Une main saisit son poignet, relâcha sa prise, puis tint bon. Une autre main, puis une autre encore l’agrippèrent. Enfin, Haddudad et Maximus le hissèrent sur les remparts.
Il resta un long moment couché sur le dos dans la poussière, tenant des deux mains sa cuisse blessée. À travers l’épais voile de débris en suspension et de fumée, il entendait le grondement de milliers de tonnes de terre, de bois et de rochers qui s’affaissaient ainsi que les hurlements de centaines, peut-être de milliers d’hommes.
D’épaisses volutes de fumée parfumées, destinée à éloigner les insectes, s’élevaient des cassolettes. Malgré les nuées de moucherons, le soir restait l’unique moment de la journée où Ballista goûtait à Arété. Les tirs d’artillerie cessaient, une brise rafraîchissante parcourait l’Euphrate et il n’y avait pas meilleur endroit pour l’apprécier que la terrasse du palais du Dux Ripes. Là, la porte gardée par les equites singulares et le caustique Calgacus, Ballista pouvait se ressourcer dans la solitude.
Il ramassa sa coupe et alla s’asseoir sur le muret, une jambe pendant au-dessus du vide. Dans la pénombre, les pipistrelles voletaient le long de la paroi rocheuse. En contrebas, le grand fleuve coulait, toujours changeant et toujours pareil à lui-même. Le vert des tamarins apaisait les yeux. Sur la berge opposée, un renard glapit.
Ballista posa sa coupe sur le muret et observa à nouveau l’amulette que les deux gardes lui avaient apportée. Le messager natif de Subura était mort, bien entendu. Ils avaient trouvé l’amulette sur lui. De son vivant, il la portait sous ses vêtements, autour de son cou. Le cordon de cuir auquel elle était accrochée était raide de sang séché. C’était un disque d’environ deux pouces de diamètre ; une plaque d’identité gravée de deux mots sur un seul côté : MILES ARCANUS. Ballista la retournait dans ses mains.
Ses réflexions furent interrompues par l’arrivée de Calgacus.
— La petite greluche syrienne plutôt gironde est là avec son pauvre père. Il dit qu’il veut te parler ; il veut probablement savoir pourquoi tu ne l’as pas encore baisée.
— Voilà qui ferait un beau sujet de conversation.
— Quoi ?
— Ça ne fait rien. Fais les entrer, veux-tu ?
Calgacus s’éloigna.
— Ton père l’aurait déjà couchée sur le dos, les genoux derrière les oreilles, comme n’importe quel homme sensé.
Ballista remit l’amulette dans la bourse pendant à sa ceinture et descendit du muret. Il épousseta sa tunique. Il n’avait pas encore eu le temps de se laver ou de manger.
— Dominus , le synodiarque Iarhai et sa fille Bathshiba.
Calgacus n’aurait pu se montrer plus courtois.
Ballista n’avait qu’entraperçu Iarhai ces derniers temps.
Depuis deux mois, le protecteur de caravanes ne faisait que de rares apparitions sur les remparts. Il confiait de plus en plus le commandement de ses troupes au capitaine mercenaire Haddudad. Un bon officier, certes, mais les absences répétées de Iarhai ne manquaient pas de l’inquiéter.
Lorsque Iarhai s’avança, émergeant de la pénombre, Ballista fut frappé de voir combien il avait changé. Il semblait amaigri, presque décharné. Son nez et sa pommette cassés se remarquaient encore plus. Les rides sur son front et autour de sa bouche s’étaient creusées.
— Ave , Iarhai, synodiarque et Praepositus.
Ballista le salua dans les règles, énonçant ses deux titres de protecteur de caravanes et d’officier romain.
— Ave, Ballista, Dux Ripæ.
Ils se serrèrent la main.
La gorge un peu serrée, Ballista se tourna vers la jeune femme.
— Ave, Bathshiba, fille d’Iarhai.
Ses yeux étaient noirs, très noirs. Ils pétillèrent lorsqu’elle le salua en retour.
— Calgacus, apporte-nous du vin et quelque chose à manger, des olives et des noix, peut-être.
— Dominus.
Le vieux Calédonien se retira sans bruit.
— Asseyons-nous sur le muret, nous pourrons profiter de la fraîcheur de la brise.
Ballista admirait la souplesse des mouvements de Bathshiba, tandis qu’elle s’asseyait, repliant ses jambes sous elle. Elle était vêtue à la manière des mercenaires de son père. Elle retira son bonnet et ses
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