Louis Napoléon le Grand
doit être toujours de nous associer en quelque sorte à ce qu'on fait en France, pour ne pas paraître étrangers à son sort. »
Donc, Joseph restant hors du jeu et n'ayant que deux filles, le roi Louis ne manifestant que des ambitions limitées, son frère aîné étant mort l'année précédente, Louis Napoléon est celui sur qui tout peut se concentrer.
Mais le problème n'est pas si simple. Car si les frères de Napoléon se satisfont de leur sort et sont déterminés à ne rien faire, ils ne veulent pas qu'on agisse à leur place. Après la mort de l'Aiglon, Joseph organisa à Londres une réunion de famille en vue de clarifier la situation dynastique. En l'absence du roi Louis, qui s'était gardé de se déranger, Louis Napoléon s'y invita; et fut reçu comme un chien dans un jeu de quilles.
Normalement, en application du sénatus-consulte du 28 floréal an XII, c'étaient, dans l'ordre, Joseph puis Louis qui pouvaientprétendre à la dignité impériale. En cas de défection, le rôle de prétendant devait revenir à Louis Napoléon. Aucun des deux frères n'avait l'intention de s'embarquer dans cette aventure. Mais ils souhaitaient encore moins laisser la voie libre au turbulent jeune homme. Et le conclave se termina donc en eau de boudin. Un peu plus tard, saisi par une inspiration subite, Joseph publia un texte bizarre, qui devait présenter à ses yeux le double avantage de camoufler élégamment cette double dérobade et de couper la route à Louis Napoléon. Il proposait une sorte de référendum, à l'occasion duquel les Français auraient eu à choisir entre le rétablissement de l'Empire, le maintien des Orléans, ou une nouvelle restauration des Bourbons.
Cette initiative quelque peu ridicule marque à l'évidence un nouveau tournant dans le destin de Louis Napoléon. La famille n'encombrait plus le paysage. Il pouvait se manifester. Cela ne tenait plus qu'à lui.
Deux faits durent le conforter dans sa détermination. D'une part, depuis la mort de l'Aiglon, l'attitude d'Hortense à son égard avait changé du tout au tout: désormais, jusqu'à sa mort, elle allait le traiter en souverain. D'autre part, la Sainte-Alliance l'avait en quelque sorte elle-même désigné comme l'héritier légitime, en le faisant étroitement surveiller. C'était là un signe qui ne trompait pas.
Ainsi, au terme d'une jeunesse tour à tour houleuse et tranquille, l'homme était fait. Sa mission était claire. Il lui restait à affronter le temps des épreuves, qui serait pour lui l'occasion de mieux définir ce qu'il voulait pour la France.
II
L'IDÉOLOGUE
Il y a sans doute quelque paradoxe à présenter Louis Napoléon comme un idéologue, lui qui, plus et mieux que quiconque en son temps, a fait du pragmatisme une règle de conduite. Dès ses années de jeunesse, il a dans ses carnets souligné la nécessité absolue pour le chef ou l'homme public de toujours savoir s'adapter aux circonstances: « Comme il faut, au départ d'une expédition, laisser de la place dans ses coffres pour ce que l'on en rapportera au retour, il faut en engageant une action laisser une part à l'imprévu dans les plans les mieux préparés. C'est lui qui l'emportera peut-être sur ces plans. » Et, plus tard, dans son célèbre discours de Bordeaux, il expliquera que si la France adhère à sa personne c'est parce que, justement, elle a compris « qu' [il n'est] pas de la famille des idéologues ».
Mais Louis Napoléon n'en a pas moins des principes, une conception des problèmes de son temps, et des idées. Des idées très précises et résolument novatrices.
Ces idées, il n'en est pas seulement l'héritier ou le dépositaire. Il les a forgées, mûries, ciselées. C'est qu'il a beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé, beaucoup écrit. Ayant voyagé plus souvent que la plupart des hommes de son temps, il a observé, comparé, et fait son choix.
En 1848, quand il se lance enfin dans la phase légale et victorieuse de son action publique, il disposera d'un substantiel corps de doctrine, complet et cohérent, qui sera sa référence constante.
Est-il trop tôt pour souligner qu'il en fut, pratiquement, leseul adepte? Un trait d'esprit, qui lui a été prêté au temps de l'Empire, illustre plaisamment la singularité de ses convictions: « L'impératrice est légitimiste; le prince Napoléon est républicain; Morny est orléaniste; moi-même, je suis socialiste; il n'y a que Persigny qui soit bonapartiste, et il est fou.
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