Louis Napoléon le Grand
à tout ce qui avait semblé intangible à la révolution de 1848. Grâce à cela, il rend les uns résignés à une révolution, les autres désireux d'en faire une et crée l'anarchie au nom même de l'ordre... »
***
Louis Napoléon a donc su profiter de ses longues années de captivité. Mais à présent, il n'a plus rien à faire dans sa prison. Il va commencer à y perdre son temps. Il lui faut en sortir.
D'autant qu'il a reçu des nouvelles alarmantes sur l'état de son père, qu'il aurait souhaité revoir au moins une dernière fois. Malheureusement, les espoirs qu'il a placés dans une libération conditionnelle se sont vite évanouis. Dès lors, sa décision est prise : il doit s'évader.
Le 25 mai 1846, il se déguise en ouvrier, et sort, paisiblement, de la forteresse. Cela lui vaudra le surnom, dont il ne pourra jamais se défaire, de Badinguet, du nom et du sobriquet de l'ouvrier maçon Pinguet, dont il est censé avoir emprunté sinon les habits, du moins la dégaine.
Cette évasion, somme toute fort audacieuse, aussi bien préparée qu'exécutée, fut utilisée contre lui à des fins de dérision ou de persiflage. Chansonniers et caricaturistes rivalisèrent d'esprit, et de mauvaise foi, pour ridiculiser le fugitif, lequel, après avoir rasé barbe et moustache, avait franchi la porte du fort avec une planche sur l'épaule et une pipe à la bouche.
A quoi tiennent les images que conserve la postérité? Dans des circonstances presque analogues, note Jacques Laurent Arnaud, la conduite de Garine dans la Condition humaine est considérée comme quasi héroïque, quand « muni d'un balai et d'un seau, il se donne l'apparence d'un matelot regagnant son bord pour échapper aux différentes polices qui le recherchent dans Shanghai en flammes... »
Qu'importe! Louis Napoléon a réussi son coup: il est déjà en Belgique qu'on songe à peine à lancer un avis de recherche et à diffuser son signalement.
Sur lui, le fugitif porte deux billets qu'il a conservés au mépris de toute prudence: une lettre que lui avait adressée sa mère malade, une autre que celle-ci avait reçue de Napoléon I er et où il est question de lui: « J'espère qu'il grandira pour se rendre digne des destinées qui l'attendent. »
III
LE POLITIQUE
Un exilé qui connaît à peine la France et que les Français ne connaissent guère mieux; un doux rêveur, un imprévisible hurluberlu qui s'est ridiculisé dans deux ou trois équipées dont on a surtout retenu les aspects dérisoires, même si elles ont pu lui valoir quelques rares sympathies; un prétendant aux visées d'autant plus anachroniques qu'on est en plein triomphe de la République; un homme seul, sans l'appui ne fût-ce que de l'ébauche d'un parti organisé ou du moindre comité de soutien, au point que le préfet de police qui, dans son rapport de synthèse sur les opposants et agitateurs de toutes obédiences, s'en voudrait d'oublier les plus marginaux, ne dit pourtant pas un mot des bonapartistes; tel est l'homme qui va débarquer en France à la fin de février 1848, avec la folle et incroyable prétention de faire sa conquête.
Neuf mois et quelques jours plus tard, cet exilé, cet hurluberlu, ce prétendant anachronique, cet homme seul, sera le premier président de la République française.
On conviendra que l'exploit est prodigieux. Et que, pour le réussir, il ne suffit pas, comme certains ont pu longtemps le soutenir, d'arborer un grand nom: si cela était, l'affaire aurait été conclue depuis longtemps. Il y fallait de surcroît un sens politique, une intelligence, une habileté hors du commun.
Car ce combat insensé, Louis Napoléon va le remporter à la loyale, avec ses seules armes.
***
Au début de 1848, il n'est riche que de ses handicaps, danscette ville de Londres où il s'est installé depuis son évasion du fort de Ham. Évasion qu'il a tentée pour revoir une dernière fois son père; même si beaucoup n'ont vu là qu'un prétexte, c'est un fait qu'il va essayer de rejoindre Florence.
Pour cela, il se montre doux comme un agneau devant l'ambassadeur de France à Londres, à qui il essaie d'expliquer son évasion: « Je n'ai cédé à aucun projet de renouveler contre le Gouvernement français les tentatives qui m'ont été si désastreuses. Je vous prie d'informer le Gouvernement de mes intentions pacifiques. »
Il est sans doute sincère et n'a pas l'intention de recommencer, au moins dans l'immédiat, les facéties qui lui ont
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