Ma mère la terre - Mon père le ciel
davantage du bébé, pensa-t-il. J'aurais dû sonder ses véritables sentiments et lui faire comprendre qu'un enfant était une bénédiction. Qu'est-ce qui m'a fait prétendre... »
— Shuganan!
Chagak descendit lestement et faillit renverser le vieil homme dans sa précipitation, mais son soulagement à la revoir était tel qu'il se mit à rire.
— Je t'ai appelée, dit-il en riant encore.
Chagak dansa autour de lui et les mots qui sortirent de ses lèvres ressemblaient à une chanson :
— Viens, viens vite voir, attends seulement de voir ce qui est arrivé !
Elle remonta promptement sur le toit de l'ulaq et, quand il finit par la rejoindre péniblement et sentit la douceur du vent, il se dit que Chagak appréciait seulement la belle journée qui se pré-parait, mais en sortant sur le toit il vit la véritable raison de son excitation et la force de son émerveillement le jeta presque à genoux.
— C'est Tugix qui nous l'envoie, murmura-t-il en regardant le cadeau qui leur était fait et qui se trouvait étendu sur leur plage, la queue encore dans l'eau.
— Nous ne mourrons jamais de faim, dit Chagak, nous aurons toujours de l'huile pour nos lampes et nous garderons les mâchoires pour en faire les poutres de notre ulaq, ce qui vaut tellement mieux que le bois que nous apporte la mer.
Shuganan secoua la tête. Une baleine! Qui pouvait croire qu'un présent pareil leur fût accordé ? Sa peau sombre brillait encore d'humidité et, même à cette distance, Shuganan pouvait voir la blancheur de sa large mâchoire inférieure. Les longues fibres de sa bouche feraient de solides paniers et sa viande serait riche et douce. L'huile tirée des os bouillis brûlerait sans fumée et la graisse donnerait de la chaleur aux jours les plus froids.
— Pouvons-nous quand même procéder à la cérémonie? demanda Chagak d'une voix hésitante.
Shuganan se mit à rire :
— As-tu jamais vu de plus somptueux cadeau pour cette fête? Qu'offre-t-on en général? Quelques peaux, un estomac de phoque d'huile? La viande pour le repas.
Et Chagak se mit à rire, elle aussi.
— Nous allons procéder à la cérémonie mais d'abord il faut réclamer la baleine. Apporte-moi ma lance et quelques cordes.
Shuganan s'approcha lentement de l'animal. Le vent était empreint d'une forte odeur de mer et de poisson. Il essaya de se rappeler quand une baleine s'était échouée sur sa plage pour la der-nière fois. Peut-être était-ce quand il était encore un jeune homme, lorsqu'il avait ramené sa femme de son île. Et pendant un instant le visage de son épouse apparut clairement dans son souvenir. Le chagrin 1 etreignit comme si les années n'avaient pas adouci sa peine et il fut submergé par la fatigue de son grand âge. Mais quand il vit Chagak apporter les cordes et la lance, ses jambes agiles sautant sur les rochers et le sable, malgré le bébé qu'elle portait sous son suk, son chagrin se dissipa, seul demeurait le souvenir de ce qu'il devait faire.
Lorsqu'elle fut à ses côtés et lui tendit la lance, Shuganan la planta dans le sol. Il lia ensuite une extrémité de la corde à la hampe de la lance et l'autre à la queue de la baleine. Sa peau commençait à sécher, et le sel de la mer traçait des lignes blanches sur son corps. Mais la queue était toujours dans l'eau et quand les vagues la recouvraient, elles se retiraient avec des cercles bleus et verts d'huile de la peau de la baleine, comme si la mer, en apportant ce cadeau, ne le donnait pas sans demander quelque chose en retour.
Shujganan leva ses mains vers les vagues.
— Ecoutez! Écoutez! dit-il en élevant la voix au-dessus du vent, un cadeau nous est donné. Cet être tout-puissant a choisi de se donner à Shuganan et à Chagak en l'honneur de son fils et de son petit-fils. Respectez les souhaits de la baleine. Ne la ramenez pas dans la mer.
Il se tourna quatre fois dans toutes les directions du vent, puis vers Tugix, et leva son visage vers le soleil. Et chaque fois, Shuganan répéta les mêmes paroles. Puis il dit à Chagak :
— Maintenant elle est à nous.
Si son pouvoir était assez puissant, la mer n'arracherait pas la baleine de la lance de Shuganan.
Ils procédèrent à la cérémonie ce même matin. Chagak regarda tandis que Shuganan enflammait le bois sec qu'elle avait entassé au bout de la plage. La baleine leur bloquait la vue de la mer, mais le ciel ressemblait à une autre mer plus immense. Le monde de Chagak était
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