Ma soeur la lune
la hutte. Finalement, elle appela Kiin:
— Laisse parler ton esprit. Qu'il te dise ce qui est juste. Nous maudirais-tu, nous qui t'avons permis d'être l'une de nous?
Kiin glissa le fils de Samig dans sa bandoulière. Non, je ne vous maudirais pas. Mais ne me demande pas de tuer un de mes fils. Ne me le demande pas.
— Femme, appela quelqu'un.
Dans ses rêves, Kiin crut que c'était la voix d'Amgigh et qu'elle se trouvait dans l'ulaq de
Kayugh. Puis elle ouvrit les yeux et, quand la voix retentit de nouveau, elle sut qu'il s'agissait du Corbeau.
— Époux, répondit-elle à voix basse pour ne pas réveiller les bébés. Je suis là.
— Sors.
Étonnée d'une telle demande, Kiin répondit :
— Prends soin de tes armes, je s-saigne encore.
Elle entendit un bruissement : il reculait. Alors
elle se glissa au-dehors, surprise de voir que la nuit touchait à sa fin et que le soleil était déjà rouge à l'horizon.
— J'ai parlé aux vieilles femmes, grand-mère et tante.
Les paroles du Corbeau effrayèrent Kiin, qui eut envie de se réfugier au fond de la hutte.
— Ton p-pouvoir est plus f-fort que le leur, répliqua-t-elle, crachant les mots sous la colère.
La réponse du Corbeau la stupéfia :
— Oui, mon pouvoir est plus fort. Tu ne dois pas tuer tes fils. Ce sont aussi les miens, ne l'oublie pas. J'ai échangé une bonne épouse contre toi. Tu dois faire ce que je t'ordonne.
Kiin inclina la tête, se refusant à lire ce qu'il y avait dans les yeux de son mari. Si son époux lui demandait de ne pas tuer ses fils, pouvait-elle désobéir? Elle était épouse. Elle devait obtempérer.
— D-dis à la grand-mère que je d-dois obéir à mon mari. Je suis épouse. Dis à tante que je d-dois faire ce qu'ordonne mon mari.
Ténu et doux au-dessus du vent, Kiin entendit le rire de son époux. Ténu et doux au-dessus du vent, elle entendit le bruit cependant que le Corbeau pivotait sur lui-même et s'éloignait de la hutte de naissance.
Regagnant l'abri, nulle voix de son esprit n'exprimant son accord ou son désaccord, un chant surgit, murmurant pour elle depuis le sommet des pieux de saule :
Je ne choisirai pas pour mes enfants
Ce qui est bien et ce qui est mal.
Quelle mère pourrait choisir entre ses deux fils ?
Quelle mère pourrait choisir?
Chaque fils décidera pour lui-même.
Chacun doit choisir comme tout homme choisit.
Comme Amgigh et Samig ont choisi.
Elle entendit alors le murmure de son esprit. La voix, frêle, immobile, chantait de l'intérieur : « Comme le Corbeau a choisi. »
46
Au matin, les brouillards s'allongèrent, s'épaissirent. La neige devint pluie; les pluies s'amenuisèrent et devinrent brumes.
— Bientôt les baleines, remarqua Roc Dur.
Les hommes s'étaient rassemblés sur la plage. Le brouillard semblait les isoler du village, mais Samig savait qu'il portait leurs voix clairement jusqu'aux ulas.
— Il nous faut un guetteur, dit Phoque Mourant, poussant un bout de viande séchée dans sa bouche. Le fils de Macareux...
— Trop jeune, interrompit Roc Dur.
Samig regarda l'homme d'un air surpris. Le fils de Macareux était le neveu de Roc Dur. Mentionner son nom était un honneur pour le garçon, pourtant, le visage de Roc Dur affichait un rictus de mépris.
— Tueur de Baleines sera notre guetteur.
Phoque Mourant éclata de rire. Samig, lui, était
persuadé que Roc Dur ne plaisantait pas.
— Tu es plus enfant qu'adulte, poursuivit Roc Dur, le regard planté sur Samig. Tu seras notre guetteur.
Les hommes commencèrent à murmurer, mais Samig intervint :
— Je n'ai jamais appris les enseignements d'un garçon. Roc Dur choisit avec sagesse. Je serai guetteur.
— C'est inutile, objecta Phoque Mourant à l'adresse de Samig.
Mais Samig rétorqua :
— Ce n'est pas un déshonneur. Ne pense pas que c'en soit un.
Puis il se tourna vers Roc Dur et enchaîna :
— Allons-y. Je serai guetteur, mais je dois d'abord parler à ma femme.
Voyant l'étonnement et la déception dans les yeux de Roc Dur, Samig sut qu'il avait cherché la bagarre. Samig avait souvent vu deux Chasseurs de Baleines se battre avec des paroles au lieu de couteaux. Pour cette peuplade, les blessures causées par des mots étaient aussi profondes que celles portées par une arme. Or, Samig ne se jugeait pas de taille à affronter Roc Dur; la lutte à coups de mots était encore nouvelle pour lui, ses reparties venaient trop lentement, et avec trop de
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