Ma soeur la lune
leva et, s'adressant à Cheveux Jaunes, à son esprit, il marmonna :
— Cheveux Jaunes, sotte que tu es, qui va pagayer mon ik, maintenant?
55
Qakan souriait aux hommes assemblés autour de lui. L'hiver avait été long et pénible, principalement à cause de Cheveux Jaunes. Mais il avait appris. Jamais plus il ne se laisserait piéger par un joli minois.
Et maintenant que les hommes Morses savaient qu'il s'apprêtait à partir, ils lui offraient volontiers des marchandises en échange de fourrures, de couteaux et même des sculptures de Kiin que Qakan avait rachetées au Corbeau. Le Corbeau avait exigé deux des couteaux d'Amgigh et trois peaux de phoque pour un panier de sculptures.
Qakan avait marchandé, roulant les yeux et dessinant une moue de ses lèvres, inclinant la tête sous le rire du Corbeau, mais uniquement pour dissimuler son propre sourire. Le Corbeau ne savait rien des autres couteaux que possédait Qakan, aux lames beaucoup plus fines et beaucoup plus longues, des couteaux façonnés eux aussi par Amgigh. Il ne savait pas que les sculptures de Kiin, avec leurs belles lignes lisses, la tête et la nageoire s'incurvant dans la courbe de la dent de baleine ou la défense de morse, lui rapporteraient bien davantage que les couteaux et les peaux de phoque qu'il avait fournis en échange.
Oui, ce soir il faisait de bonnes affaires, mais il évitait soigneusement de montrer ses yeux. Quelqu'un pourrait y lire ce qui y était, trouver la vérité dans les profondeurs, savoir qu'il pourrait obtenir bien plus. Il pourrait aussi découvrir le secret de la mort de Cheveux Jaunes, voir que Qakan l'avait laissée dans l'ulaq, sur le lit, recouverte des peaux les plus laides, de nattes moisies, de tout ce qui n'était plus négociable.
Ainsi, quand il eut rassemblé ce qui était mar-chandable, il leva les deux mains et, les yeux toujours dissimulés, il annonça :
— C'est tout. Je n'ai plus rien. Vous avez tout pris. Je dois vous quitter. Mais un jour je reviendrai et je vous apporterai de l'huile de baleine de l'île des Chasseurs de Baleines à l'extrémité ouest du monde, et je rapporterai des couteaux d'obsidienne de chez les Premiers Hommes et des nattes tissées avec les points les plus fins, des paniers pour vos femmes, des bottes en peau de phoque, des aiguilles en ivoire et des parkas en fourrure de loutre. Il faut maintenant me laisser car je dois charger mon ik. Je compte partir dans la matinée.
Quelques hommes protestèrent. Certains firent allusion à Cheveux Jaunes, mais Qakan leur tourna le dos à tous et entreprit de remplir son bateau, roulant les fourrures et triant les coquillages dans les paniers. C'est alors qu'il sentit une main sur son épaule.
Il se retourna et vit le Corbeau.
— Bon troc, dit le Corbeau en levant ses deux couteaux.
— Oui. Les couteaux d'Amgigh ont beaucoup de valeur.
— Amgigh?
— Un jeune homme de mon village. Il est très habile à fabriquer des armes. C'est aussi un grand chasseur. Il y a deux étés, quand il était encore garçon, Amgigh a tué une baleine.
— Il a pris une baleine tout seul ? s'étonna le Corbeau en rejetant la tête en arrière et plissant les yeux.
— Lui et son frère, dit Qakan sans craindre de répondre par un sourire au sourire de l'homme.
Peu lui importait que le Corbeau sache qu'il mentait. Le Corbeau répéterait les paroles de Qakan. Cela ne rendrait-il pas les couteaux plus précieux?
— Prévois-tu d'emmener Cheveux Jaunes ?
Qakan rentra ses joues, se détourna et cracha.
— Tu devrais le savoir, marmonna-t-il.
Le Corbeau haussa les épaules.
— Pourquoi cela?
— Elle ne veut pas partir avec moi. Elle veut être à nouveau ta femme.
Qakan baissa les yeux. Il espérait que l'esprit de l'homme ne flairait pas la vérité.
Le Corbeau éclata de rire.
— J'aime bien Kiin, s'exclama-t-il. Elle tient l'ulaq très propre, elle fait de la bonne nourriture et des parkas bien chauds, mais Cheveux Jaunes, c'est une femme qui met de la joie au creux des reins d'un homme.
Qakan s'obligea à sourire. S'obligea à rire.
— Oui, ce fut un bon hiver, dit-il.
Puis il regarda le Corbeau faire demi-tour et s'éloigner.
Qakan se pencha sur son ik, emballa les derniers paniers, les arrimant avec des fils doubles de varech. Oui, songea-t-il. Ce fut un bon hiver. Mais j'ai troqué Cheveux Jaunes. Avec les esprits du vent. Maintenant, je vais voir ce qu'ils me donneront en échange. Peut-être une
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