Ma soeur la lune
tête.
— Tu-tu crois qu'il se-serait heureux si-si tu me frappais ?
Qakan replongea sa pagaie dans l'eau et donna à l'ik une poussée vigoureuse qui le rapprocha de l'autre embarcation.
— J'essaie de t'aider.
— Si-si tu vou-voulais m'aider, tu m'aurais laissée tranquille pour que je-je puisse être la femme d'Amgigh.
— Amgigh ! lança Qakan.
Puis il cracha dans l'eau.
La colère se noua dans la poitrine de Kiin et, pour la première fois depuis sa rencontre avec les Hommes Morses, Kiin sentit son esprit bouger en elle. « Épouse d'Amgigh », disait-il en écho. La douleur serra si fort la poitrine de Kiin qu'elle en eut le souffle coupé. Non, se dit-elle, je ne peux pas être la femme d'Amgigh. Plus maintenant. Et elle s'assit, cessant de ramer jusqu'à ce que la douleur s'apaise.
Mais, portant son regard sur les trois Hommes Morses, elle songea : Et si l'homme à la cicatrice me demande? Lui aussi est un homme bon. Est-il juste que je lui apporte malédiction ? Non, je m'échapperai. D'une façon ou d'une autre. L'enfant et moi vivrons seuls et ne porterons malheur à personne.
Ils pagayèrent jusqu'à la tombée de la nuit, puis hissèrent les iks à terre et dressèrent deux abat-vent, un à l'usage des Hommes Morses et l'autre pour Kiin et Qakan. Kiin prépara de la nourriture en se servant des provisions de tous, puis elle gagna un des abris, se blottit sous les fourrures de Qakan et écouta les rythmes étranges de la langue Morse cependant que Qakan et les trois hommes parlaient jusque tard dans la nuit.
Kiin s'endormit avant l'arrivée de Qakan. Quand elle s'éveilla le lendemain matin, elle vit que son frère avait les yeux ouverts et la bouche serrée et plissée. Elle connaissait cette expression : il avait peur. Il avait cet air-là chaque fois que leur père l'emmenait à la chasse. Chacun se garda de croiser le regard de l'autre.
Ils mangèrent, lancèrent leurs embarcations, Qakan et Kiin suivant toujours les Hommes Morses. Un vent du nord glacé se levait et Kiin comprit l'intérêt des parkas à capuche. Elle fourra ses cheveux dans le col de son suk, mais le vent s'infiltrait dans ses cheveux et ses oreilles ; bientôt, elle eut mal à la tête et à la nuque à cause du froid.
Un brouillard flottait au-dessus de l'eau et le vent soufflait en direction des plages. Kiin distinguait des collines. À un endroit, ils passèrent devant un grand monticule de glace bleue. Au cours de la matinée, les Hommes Morses maintinrent leur ik près du rivage comme le faisait Qakan, quand, soudain, ils virèrent et pagayèrent au nord, dans le vent. Kiin constata avec surprise que son frère en faisait autant ; elle vit aussi la frayeur dans ses yeux.
— C'est plus court, lui dit-il. La nuit dernière, ils m'ont expliqué qu'en prenant ce chemin il ne faudrait que ce jour, cette nuit et peut-être un autre jour pour atteindre leur village.
Kiin sentit la colère soulever sa poitrine. Qakan aurait dû lui en parler. Les coutures de l'ik étaient peu solides. Elle aurait au moins pu passer la nuit à renforcer les endroits faibles avec du fil de nerf et des pièces de peau de phoque.
— Tu aurais dû me prévenir, explosa-t-elle, si furieuse que sa voix était forte et assurée. Notre ik est fragile. Si les vagues montent...
— Tais-toi!
Kiin se retourna et le regarda, hors d'elle. Rangeant sa pagaie au centre de l'ik, elle ordonna :
— Toi, tu rames. Moi, je vais au moins bourrer les coutures de graisse.
Qakan ouvrit la bouche mais ne pipa mot. Il détourna les yeux et pagaya, son regard allant de droite et de gauche sans jamais se poser sur Kiin.
Elle le fixa un moment puis ajouta :
— Si tu vois une fuite, dis-le-moi. J ecoperai.
Il n'y avait pas de montagnes, rien que la mer. Kiin se rappela sa tristesse quand Tugix avait disparu à sa vue. Mais il y avait eu une autre montagne, puis encore une. Kiin avait demandé à l'esprit de chaque montagne de porter ses prières pour sa protection à Tugix, à son peuple, à Amgigh et à Samig.
Il n'y avait plus de montagnes pour porter ses prières ; Kiin murmurait donc à la mer, envoyant ses demandes sur les vagues. Elle espérait que les esprits de la mer ne regardaient pas de trop près son malheureux ik. La couverture en lambeaux, les coutures béantes seraient une insulte aux animaux marins, à ceux qui s'étaient offerts pour la confection de l'ik. Ainsi, alors même qu'elle travaillait, scellant les coutures de graisse
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