Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
monsieur le
docteur ? dit-elle.
– Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à
trois lieues d’ici, qui s’est laissé prendre sous sa
schlitte
; c’est une blessure grave et qui ne souffre
aucun retard.
– Quel rude métier vous faites ! dit
Mme Thérèse d’une voix attendrie ; sortir par un temps
pareil pour secourir un malheureux, qui ne pourra peut-être jamais
reconnaître vos services !
– Eh ! sans doute, répondit l’oncle
en bourrant sa grande pipe de porcelaine, cela m’est arrivé déjà
bien souvent ; mais que voulez-vous ? parce qu’un homme
est pauvre, ce n’est pas une raison pour le laisser mourir ;
nous sommes tous frères, madame Thérèse, et les malheureux ont le
droit de vivre comme les riches.
– Oui, vous avez raison, et pourtant
combien d’autres, à votre place, resteraient tranquillement près de
leur feu, au lieu de risquer leur vie, pour le seul plaisir de
faire le bien !
Et levant les yeux avec expression :
– Monsieur le docteur, dit-elle, vous
êtes un républicain.
– Moi, madame Thérèse ! que me dites-vous
là ? s’écria l’oncle en riant.
– Oui, un vrai républicain,
reprit-elle : un homme que rien n’arrête, qui méprise toutes
les souffrances, toutes les misères pour accomplir son devoir.
– Ah ! si vous l’entendez ainsi, je
serais heureux de mériter ce nom, répondit l’oncle. Mais, dans tous
les partis et dans tous les pays du monde, il se trouve des hommes
pareils.
– Alors, monsieur Jacob, ils sont
républicains sans le savoir.
L’oncle ne put s’empêcher de
sourire :
– Vous avez réponse à tout, dit-il en
fourrant son paquet de tabac dans la grande poche de sa
houppelande, on ne peut pas discuter avec vous.
Quelques instants de silence suivirent ces
paroles. L’oncle battait le briquet. Moi j’avais pris la tête de
Scipio entre mes bras, et je pensais : « Je te tiens, tu
vas me suivre… Nous reviendrons dîner, et après ça nous
recommencerons. » Le cheval continuait à hennir dehors, et
Mme Thérèse s’était mise à regarder les gros flocons qui
tourbillonnaient contre les vitres, lorsque l’oncle, ayant allumé
sa pipe, dit :
– Je vais rester absent jusqu’au
soir ; mais Fritzel vous tiendra compagnie, le temps ne vous
durera pas trop.
Il me passait la main dans les cheveux, et je
devenais rouge comme une écrevisse, ce qui fit sourire
Mme Thérèse.
– Non, non, monsieur le docteur, dit-elle
avec bonté, je ne m’ennuie jamais seule ; il faut laisser
courir Fritzel avec Scipio, cela leur fera du bien ; et puis
ils aiment bien mieux respirer le grand air que de rester enfermés
dans la chambre : n’est-ce pas, Fritzel ?
– Oh ! oui, madame Thérèse,
répondis-je en exhalant un gros soupir.
– Comment ! tu n’as pas honte de
dire cela de cette façon ? s’écria l’oncle.
– Eh ? pourquoi, monsieur le
docteur ? Fritzel est comme petit Jean, il dit tout ce qu’il
pense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, amuse-toi ; l’oncle
te donne congé.
Que je l’aimais alors et que son sourire me
paraissait bon ! L’oncle Jacob s’était mis à rire, il reprit
son fouet au coin de la porte, et revenant :
– Allons, madame Thérèse, s’écria-t-il,
au revoir et bon courage !
– Au revoir ! monsieur le docteur,
fit-elle en lui tendant sa longue main d’un air
d’attendrissement ; allez, et que le ciel vous conduise.
Ils restèrent ainsi quelques instants tout
rêveurs ; puis l’oncle dit :
– Ce soir, entre six et sept heures, je
serai de retour, madame Thérèse ; ayez bonne confiance, soyez
sans inquiétude, tout ira mieux.
Après quoi nous sortîmes ; il enjamba
l’échelle du traîneau, s’enveloppa les genoux de sa houppelande, et
toucha Rappel du bout de son fouet, en me disant :
– Conduis-toi bien, Fritzel.
Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue.
Quelques bonnes gens regardaient à leurs fenêtres et se
disaient :
« Monsieur le docteur Jacob est appelé
bien sûr quelque part pour un malade en danger, sans cela il ne se
mettrait pas en route par ce temps de neige. »
Quand l’oncle eut disparu au coin de la rue,
je tirai la porte de l’allée et je rentrai manger ma soupe sur le
bord de l’âtre. Scipio me regardait, ses grosses moustaches en
l’air, et se léchait de temps en temps le tour du museau en
clignant de l’œil. Je lui laissai le fond de mon assiette à
nettoyer, selon mon habitude ; ce
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