Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
ancien
domestique de Salm-Salm s’allonge les jambes sous la table près du
poêle, et qu’il boit du
gleiszeller
en l’honneur des
Prussiens, qui se moquent de lui, M. le docteur Jacob traverse
les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne écrasé
sous sa
schlitte
. Ça rapporte moins que de prêter à gros
intérêts, mais ça prouve plus de cœur tout de même.
Koffel avait un petit coup de trop, et tous
les gens l’écoutaient en souriant. Richter, la figure longue et les
lèvres serrées, ne répondit pas d’abord, mais au bout d’un instant
il dit :
– Eh ! que ne fait-on pas par amour
des Droits de l’homme, de la déesse Raison et du Maximum, surtout
quand une vraie citoyenne vous encourage !
– Monsieur Richter, taisez-vous !
s’écria le mauser d’une voix forte. M. le docteur est aussi
bon Allemand que vous, et cette femme, dont vous parlez sans la
connaître, est une brave femme. Le Dr Jacob n’a fait que son devoir
en lui sauvant la vie ; vous devriez rougir d’exciter les gens
du village contre un pauvre être malade qui ne peut pas se
défendre : c’est abominable !
– Je me tairai si cela me convient,
s’écria Richter à son tour. Vous criez bien haut… Ne dirait-on pas
que les Français ont remporté la victoire !
Alors le mauser, les tempes et les joues
couleur de brique, frappa du poing sur la table, à faire tomber les
verres ; il parut vouloir se lever, mais il se rassit et
dit :
– J’ai droit de me réjouir des victoires
de la vieille Allemagne autant, pour le moins, que vous, monsieur
Richter, car moi je suis un vieil Allemand comme mon père, comme
mon grand-père, et tous les mausers connus depuis deux cents ans au
village d’Anstatt pour l’élevage des abeilles et la manière de
prendre les taupes ; au lieu que les cuisiniers des Salm-Salm,
de père en fils, se promenaient en France avec leurs maîtres pour
tourner la broche et lécher le fond des marmites.
Toute la salle partit d’un éclat de rire à ce
propos, et M. Richter, voyant que la plupart n’étaient pas
pour lui, jugea prudent de se modérer ; il répondit donc d’un
ton calme :
– Je n’ai jamais rien dit contre vous ni
contre le docteur Jacob ; au contraire, je sais que M. le
docteur est un homme habile et un honnête homme. Mais cela
n’empêche pas qu’en un jour comme celui-ci tout bon Allemand doit
se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n’est pas une victoire
ordinaire, c’est la fin de cette fameuse République une et
indivisible.
– Comment ! comment ! s’écria
le vieux Schmitt, la fin de la République ? Voilà du
nouveau !
– Oui, elle ne durera plus six mois, fit
Richter avec assurance ; car, de Kaiserslautern, les Français
seront balayés jusqu’à Hornbach, de Hornbach à Sarrebruck, à Metz,
et ainsi de suite jusqu’à Paris. Une fois en France, nous
trouverons des amis en foule pour nous secourir : la noblesse,
le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous ; ils
n’attendent que notre armée pour se lever. Et quant à ce tas de
gueux ramassés à droite et à gauche, sans officiers et sans
discipline, qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre de vieux soldats,
fermes comme des rochers, avançant en bon ordre de bataille, sous
la conduite de la vieille race guerrière ? Des tas de
savetiers sans un seul général, sans même un vrai caporal
schlague
! Des paysans, des mendiants, de vrais
sans-culottes, comme ils s’appellent eux-mêmes, je vous le demande,
qu’est-ce qu’ils peuvent faire contre des Brunswick, des Wurmser et
des centaines d’autres vieux capitaines éprouvés par tous les
périls de la guerre de Sept ans ? Ils seront dispersés et
périront par milliers, comme les sauterelles en automne.
Toute la salle était alors de l’avis de
Richter, et plusieurs disaient :
– À la bonne heure, voilà ce qui
s’appelle parler ; depuis longtemps nous pensions les mêmes
choses.
Le mauser et Koffel se taisaient ; mais
le vieux Adam Schmitt hochait la tête en souriant. Après un instant
de silence, il déposa sa pipe sur la table et dit :
– Monsieur Richter, vous parlez comme
l’almanach ; vous prédisez l’avenir d’une façon
admirable ; mais tout cela n’est pas aussi clair pour les
autres que pour vous. Je veux bien croire que la vieille race est
née pour faire les généraux, puisque les nobles arrivent tous au
monde capitaines ; mais, de temps en temps, il peut
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