Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
toujours à la tête d’un pont, ou quelque part ailleurs, le
long d’une rivière, éclairée par les coups de fusil.
Mme Thérèse sourit.
– Je suis la fille d’un pauvre maître
d’école, dit-elle, et la première chose à faire en ce monde, quand
on est pauvre, c’est d’apprendre à gagner sa vie. Mon père le
savait, tous ses enfants connaissaient un état. Il n’y a qu’un an
que nous sommes partis, et non seulement notre famille, mais tous
les jeunes gens de la ville et des villages d’alentour, avec des
fusils, des haches, des fourches et des faux, tout ce qu’on avait,
pour aller à la rencontre des Prussiens. La proclamation de
Brunswick avait soulevé tous les pays frontières ; on
apprenait l’exercice en route.
« Alors mon père, un homme instruit, fut
nommé d’abord capitaine à l’élection populaire, et plus tard, après
quelques rencontres, il devint chef de bataillon. Jusqu’à notre
départ je l’avais aidé dans ses classes, je faisais l’école des
jeunes filles ; je les instruisais en tout ce que de bonnes
ménagères doivent savoir.
« Ah ! monsieur Jacob, si l’on
m’avait dit dans ce temps-là qu’un jour je marcherais avec des
soldats, que je conduirais mon cheval par la bride au milieu de la
nuit, que je ferais passer ma charrette sur des tas de morts, et
que souvent, durant des heures entières, au milieu des ténèbres, je
ne verrais mon chemin qu’à la lueur des coups de feu, je n’aurais
pu le croire, car je n’aimais que les simples devoirs de la
famille ; j’étais même très timide, un regard me faisait
rougir malgré moi. Mais que ne fait-on pas quand de grands devoirs
nous tirent de l’obscurité, quand la patrie en danger appelle ses
enfants ! Alors le cœur s’élève, on n’est plus le même, on
marche, la peur s’oublie, et longtemps après, on est étonné d’être
si changé, d’avoir fait tant de choses que l’on aurait crues tout à
fait impossibles ! »
– Oui, oui, faisait l’oncle en inclinant
la tête, maintenant je vous connais… je vois les choses clairement…
Ah ! c’est ainsi qu’on s’est levé… c’est ainsi que les gens
ont marché tous en masse. Voyez donc ce que peut faire une
idée !
Nous continuâmes à causer de la sorte jusque
vers midi ; alors Lisbeth vint dresser la table et servir le
dîner ; nous la regardions aller et venir, étendre la nappe et
placer les couverts, avec un vrai plaisir, et quand enfin elle
apporta la soupière fumante :
– Allons, madame Thérèse, s’écria l’oncle
tout joyeux, en se levant et l’aidant à marcher, mettons-nous à
table. Vous êtes maintenant notre bonne grand-mère Lehnel, la
gardienne du foyer domestique, comme disait mon vieux professeur
Eberhardt, de Heidelberg.
Elle souriait aussi, et quand nous fûmes assis
les uns en face des autres, il nous sembla que tout rentrait dans
l’ordre, que tout devait être ainsi depuis les anciens temps, et
que jusqu’à ce jour il nous avait manqué quelqu’un de la famille
dont la présence nous rendait plus heureux. Lisbeth elle-même en
apportant le bouilli, les légumes et le rôti, s’arrêtait chaque
fois à nous contempler d’un air de satisfaction profonde, et Scipio
se tenait aussi souvent près de moi qu’auprès de sa maîtresse, ne
faisant plus de différence entre nous.
L’oncle servait Mme Thérèse, et comme
elle était encore faible, il découpait lui-même les viandes sur son
assiette, disant :
– Encore ce petit morceau ! ce qu’il vous
faut maintenant, ce sont des forces ; mangez encore cela, mais
ensuite nous en resterons là, car tout doit arriver avec ordre et
mesure.
Vers la fin du repas il sortit un instant, et
comme je me demandais ce qu’il était allé faire, il reparut avec
une vieille bouteille au gros cachet rouge toute couverte de
poussière.
– Ça, madame Thérèse, dit-il en déposant
la bouteille sur la table, c’est un de vos compatriotes qui vient
vous souhaiter la bonne santé ; nous ne pouvons lui refuser
cette satisfaction, car il arrive de Bourgogne et on le dit
d’humeur joyeuse.
– Est-ce ainsi que vous traitez tous vos
malades, monsieur Jacob ? demanda Mme Thérèse d’une voix
émue.
– Oui, tous, je leur ordonne tout ce qui
peut leur faire plaisir.
– Eh bien, vous possédez la vraie
science, celle qui vient du cœur et qui guérit.
L’oncle allait verser ; mais, s’arrêtant
tout à coup, il regarda la malade d’un
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