Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
cirée sur la
table, et que Mme Thérèse continuait à me sourire et à me
passer la main dans les cheveux sans avoir l’air de s’apercevoir
qu’on parlait d’elle.
Enfin Lisbeth apporta les tasses et les
petites carafes de cognac et de kirschenwasser sur un plateau, et
cette vue fit se retourner le vieux Schmitt, dont les yeux se
plissèrent. Lisbeth apporta la cafetière, et l’oncle dit :
– Asseyons-nous.
Alors tout le monde s’assit, et
Mme Thérèse, souriant à tous ces braves gens :
– Permettez que je vous serve, messieurs,
dit-elle.
Aussitôt le père Schmitt, levant la main à son
oreille, répondit :
– À vous les honneurs
militaires !
Koffel et le mauser se lancèrent un regard
d’admiration, et chacun pensa : « Ce père Schmitt vient
de dire une chose pleine d’à-propos et de bon
sens ! »
Mme Thérèse emplit donc les tasses, et
tandis qu’on buvait en silence, l’oncle, plaçant la main sur
l’épaule du père Schmitt, dit :
– Madame Thérèse, je vous présente un
vieux soldat du grand Frédéric, un homme qui, malgré ses campagnes
et ses blessures, son courage et sa bonne conduite, n’est devenu
que simple sergent, mais que tous les braves gens du village
estiment autant qu’un
hauptmann
.
Alors Mme Thérèse regarda le père Schmitt
qui s’était redressé sur sa chaise plein d’un sentiment de dignité
naturelle.
– Dans les armées de la République,
Monsieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la France combat
maintenant toute l’Europe, c’est qu’elle ne veut plus souffrir que
les honneurs, la fortune et tous les biens de la terre reposent sur
la tête de quelques-uns, malgré leurs vices, et toutes les misères,
toutes les humiliations sur la tête des autres, malgré leur mérite
et leurs vertus. La nation trouve cela contraire à la loi de Dieu,
et c’est pour en obtenir le changement que nous mourrons tous s’il
le faut.
D’abord personne ne répondit ; Schmitt
regardait cette femme gravement, ses grands yeux gris bien ouverts,
et son nez légèrement crochu recourbé : il avait les lèvres
serrées et semblait réfléchir ; le mauser et Koffel, l’un en
face de l’autre, s’observaient, madame Thérèse paraissait un peu
animée et l’oncle restait calme. Moi, j’avais quitté la table,
parce que l’oncle ne me laissait pas prendre de café, disant que
c’était nuisible aux enfants ; je me tenais derrière le
fourneau, regardant et prêtant l’oreille.
Au bout d’un instant, l’oncle Jacob dit à
Schmitt :
– Madame était cantinière au 2 e bataillon de la 1 re brigade de l’armée de la
Moselle.
– Je le sais déjà, monsieur le docteur,
répondit le vieux soldat, et je sais aussi ce qu’elle a fait.
Puis, élevant la voix, il s’écria :
– Oui, Madame, si j’avais eu le bonheur
de servir dans les armées de la République, je serais devenu
capitaine, peut-être même commandant, ou je serais mort !
Et s’appuyant la main sur la
poitrine :
– J’avais de l’amour-propre,
dit-il ; sans vouloir me flatter, je ne manquais pas de
courage, et si j’avais pu monter, j’aurais eu honte de rester en
bas. Le roi, dans plusieurs occasions, m’avait remarqué, chose bien
rare pour un simple soldat, et qui me fait honneur. À Rosbach,
pendant que le
hauptmann
derrière nous criait :
«
Forvertz !
» c’est Adam Schmitt qui
commandait la compagnie. Eh bien ! tout cela n’a servi à
rien ; et maintenant quoique je reçoive une pension du roi de
Prusse, je suis forcé de dire que les Républicains ont raison.
Voilà mon opinion.
Alors il vida brusquement son petit verre, et
clignant de l’œil d’un air bizarre, il ajouta :
– Et ils se battent bien… j’ai vu ça…
oui, ils se battent bien. Ils n’ont pas encore les mouvements
réguliers des vieux soldats ; mais ils soutiennent bien une
charge, et c’est à cela qu’on reconnaît les hommes solides dans les
rangs.
Après ces paroles du père Schmitt, chacun se
mit à célébrer les idées nouvelles ; on aurait dit qu’il
venait de donner le signal d’une confiance plus grande, et que
chacun mettait au jour des pensées depuis longtemps tenues
secrètes. Koffel, qui se plaignait toujours de n’avoir pas reçu
d’instruction, dit que tous les enfants devraient aller à l’école
aux frais du pays ; que Dieu n’ayant pas donné plus de cœur et
d’esprit aux nobles qu’aux autres hommes, chacun avait droit
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