Marc-Aurèle
haïssait. On nous calomniait pour cela. Les Juifs – parmi nous, beaucoup l’avaient été – nous considéraient comme des apostats, des traîtres. Les citoyens romains nous condamnaient parce qu’à leurs yeux nous incarnions l’impiété. Nous refusions de considérer l’empereur comme un Dieu, d’honorer ses statues par des offrandes et des sacrifices. On nous pourchassait. J’ai vu autour de moi ces visages que déformait le désir de tuer : on m’a lapidé, on m’a frappé. Des groupes d’hommes parcouraient les rues à notre recherche. On nous dénonçait, on nous livrait à la justice du légat impérial. Écoute, Priscus…
Eclectos était un homme de mémoire.
Il semblait lire, les yeux clos, cette lettre que le légat impérial Pline le Jeune avait adressée à l’empereur Trajan.
Les mots venaient sur ses lèvres comme s’il avait déchiffré en lui-même le texte de la missive :
« Je me fais un devoir, Sire, d’en référer à vous sur toutes les affaires où j’ai des doutes…
« Je n’ai jamais assisté à aucun procès contre les chrétiens, aussi ne sais-je ce qu’il faut punir ou rechercher, ni jusqu’à quel point il faut aller.
« Par exemple, je ne sais s’il faut distinguer les âges ou bien si, en pareille matière, il n’y a pas de différence à faire entre la plus tendre jeunesse et l’âge mûr, s’il faut pardonner au repentir ou si celui qui a tout à fait été chrétien ne doit bénéficier en rien d’avoir cessé de l’être, si c’est le nom lui-même, abstraction faite de tout crime, ou les crimes, inséparables du nom, que l’on punit.
« En attendant, voici la règle que j’ai suivie envers ceux qui m’ont été déférés comme chrétiens.
« Je leur ai posé la question de savoir s’ils étaient chrétiens ; ceux qui l’ont avoué, je les ai interrogés une deuxième, une troisième fois en les menaçant du supplice ; ceux qui ont persisté, je les ai fait conduire à la mort. Un point en effet hors de doute pour moi, c’est que, quelle que fut la nature délictueuse ou non du fait avoué, cet entêtement, cette inflexible obstination méritaient d’être punis.
« Il y a eu quelques autres malheureux atteints de la même folie que, vu leur titre de citoyens romains, j’ai marqués pour être envoyés à Rome…
« Le crime revêtant de grandes ramifications, plusieurs espèces se sont présentées. Un libelle anonyme a été rédigé, contenant beaucoup de noms.
« Ceux qui ont nié qu’ils fussent ou qu’ils eussent été chrétiens, j’ai cru devoir les faire relâcher quand ils ont invoqué auprès de moi les dieux, qu’ils ont supplié par l’encens et le vin Votre Image que j’avais fait pour cela apporter avec les statues des divinités, et qu’en outre ils ont maudit Christos, toutes choses auxquelles, dit-on, ne peuvent être amenés par la force ceux qui sont vraiment chrétiens.
« D’autres, nommés par le dénonciateur, ont dit qu’ils étaient chrétiens, et bientôt ils ont nié qu’ils le fussent, avouant qu’ils l’avaient bien été mais assurant qu’ils avaient cessé de l’être, les uns il y a trois ans, d’autres depuis plus longtemps encore, certains il y a plus de vingt ans.
« Tous ceux-là aussi ont vénéré Votre Image et les statues des dieux, et ont maudit Christos.
« Or ils affirmaient que toute leur faute ou toute leur erreur s’était bornée à se réunir habituellement à des jours fixés, avant le lever du soleil, pour chanter entre eux alternativement un hymne à Christos comme à un dieu, et pour s’engager par serment non à tel ou tel crime, mais à ne point commettre de vols, de brigandages, d’adultères, à ne pas manquer à la foi jurée, à ne pas nier un dépôt réclamé ; que, cela fait, ils avaient coutume de se retirer, puis de se réunir à nouveau pour prendre ensemble un repas ordinaire et parfaitement innocent ; que cela même, ils avaient cessé de le faire conformément à vos ordres…
« Cela m’a fait regarder comme nécessaire de procéder à la recherche de la vérité par la torture sur deux servantes, de celles qu’on appelle diaconesses.
« Je n’ai rien trouvé qu’une superstition mauvaise, démesurée… Un grand nombre de personnes de tout âge, de toute condition, des deux sexes, sont appelées en justice ou le seront. Ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que la contagion de
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