Marc-Aurèle
cette superstition a envahis. Je crois qu’on pourrait l’arrêter et y porter remède… »
Eclectos a rouvert les yeux, tendu les mains vers moi.
— Pline n’a pas de haine contre nous. Pour lui, nous sommes les malheureux adeptes d’une folie, d’une superstition mauvaise.
Il a souri.
Trajan l’a approuvé : « Tu as suivi la marche que tu devais », lui a-t-il répondu. Lui aussi, comme Pline, veut nous faire disparaître, « porter remède » à la contagion. Il propose le pardon comme récompense à ceux qui se repentent, qui prouvent leurs dires par des actes en adressant des supplications aux dieux de Rome, aux statues de l’empereur.
Il a secoué la tête.
— Il nous a mis hors la loi. Nous étions persécutés simplement parce que, passant devant un temple, nous ne cachions pas notre indifférence, notre refus des faux dieux. Nous ne participions pas aux fêtes données en l’honneur des divinités. Nous voulions savoir d’où parvenaient les viandes que l’on vendait sur le marché. Nous ne nous révoltions pas comme l’avaient fait les Juifs, mais Trajan, et plus tard ses successeurs, et l’empereur-philosophe Marc Aurèle nous ont persécutés, nous, les pacifiques, sans même nous haïr, avec mépris. En respectant les lois, mais avec la volonté de nous anéantir, même si nous n’étions que quelques grains d’ivraie.
Il s’est levé.
— Mais je reconnais à Trajan le mérite d’avoir rejeté les dénonciations anonymes : « En quelque genre d’accusation, il n’en faut tenir compte, car c’est là une chose d’un détestable exemple et qui n’est plus de notre temps », a-t-il stipulé.
J’ai tout à coup découvert que la nuit pleine de battements d’ailes s’engouffrait dans la cour et envahissait le portique.
J’ai vu Eclectos s’éloigner lentement, sa haute et blanche silhouette peu à peu ensevelie par l’obscurité.
J’ai craint de me retrouver seul.
J’avais déjà besoin de sa voix qui me rassurait. Elle était insensible à la peur. Elle exprimait une certitude qu’aucune menace, aucun supplice, même la mort, ne pourraient briser.
Je l’ai rejoint. J’ai balbutié.
Peut-être ai-je alors prononcé les mots ressuscité et résurrection . J’étais à l’âge où l’on sent la mort aux aguets, prête à bondir, et chaque jour est un pas qui rapproche de l’embuscade.
On n’est plus fauve, on devient proie.
Sans doute n’avais-je pas parlé assez fort, ou bien Eclectos n’a-t-il pas voulu entendre mon angoisse, mon désespoir.
— Tes yeux vont commencer à s’ouvrir, m’a-t-il dit. En m’écoutant, si tu souhaites encore le faire…
J’ai incliné plusieurs fois la tête.
— Priscus, sache que c’est la voix de mes frères et de mes sœurs suppliciés que je vais te faire entendre. Dieu donne à nos voix leur force. Puis, tu vas découvrir comment nous vivions. Souviens-toi de la lettre de Pline. Elle ne nous reproche que le crime de ne pas croire en des dieux de pierre, ou en cet empereur qui se veut divinité. C’est pour cela qu’on nous traque, qu’on nous persécute, alors qu’on laisse les Juifs honorer leur Dieu, alors même qu’ils ont pris plusieurs fois les armes contre Rome. Nous, nous nous soumettons à toutes les lois de l’Empire, hormis celles qui nous obligeraient à désobéir au Dieu unique. Voilà notre seul crime ! C’est pour lui qu’on nous calomnie, qu’on nous accuse d’organiser des orgies, des meurtres d’enfants, d’être affamés de chair humaine. Nous ! Pline connaissait la vérité. Il rapporte la parole de nos frères et sœurs. Les chrétiens prêchent la bonté et la vertu, non le crime, le vol ou l’adultère. Nous voulons un corps et une âme sans tache, parce qu’ils sont à l’image de ceux de Christos.
— Marcia ?, ai-je murmuré.
— Christos a tendu la main à la femme en proie aux démons. Comme elle, Marcia sera sauvée par Dieu. Elle reste une âme pure, même quand elle se vautre dans la fange de l’empereur Commode. Elle n’oublie pas ses frères et sœurs. Et nous prions pour elle.
Il m’a serré le poignet.
— Je prie pour toi, Julius Priscus.
7
Les mots d’Eclectos m’ont hanté et j’ai rôdé dans la nuit, espérant finir par les oublier.
Qu’avais-je à faire de ses prières et de son Dieu ?
J’ai parcouru les pièces obscures de ma demeure. Parfois, j’ai heurté le corps accroupi d’un esclave que je
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