Marc-Aurèle
toi, Eclectos ? Mérites-tu d’être sauvé ?
— Je suis comme toi, Priscus. Mais je crois en Christos, en sa bonté, en sa justice. »
Je me suis écarté. Il ne me répondait rien qui me satisfasse.
Il m’avait fait le récit de la mort de Domitien, le « Néron chauve », la Bête cruelle.
« Ce monstre, ce pervers, était-ce le vœu de Dieu que des hommes le tuent, que l’univers enfin soit débarrassé de cette hyène ? Ou fallait-il le laisser vivre, ne pas ourdir de complot et commettre ce meurtre, et alors subir le règne d’une bête qui suppliciait les chrétiens, les hommes honnêtes. Que dit ton Dieu ?
— Juge en homme, Priscus, il jugera en Dieu !
— Les hommes, les hommes… »
Les uns, après la mort de Domitien, avaient crié d’allégresse. Les sénateurs avaient envahi la curie, se donnant l’accolade, hurlant des injures contre cet empereur qu’ils avaient craint, ordonnant qu’on apportât des échelles afin qu’on pût ôter aussitôt les écussons et les portraits de Domitien. Ils décrétèrent qu’on devait fondre ses statues, effacer ses inscriptions, abattre ses arcs de triomphe, l’enterrer comme l’un de ses gladiateurs à qui il s’était donné dans la tribune même de l’amphithéâtre.
« Était-ce une conduite juste de la part de ces hommes, Eclectos ? Ils voulaient abolir la mémoire d’une bête : n’était-ce pas satisfaire Dieu ? »
Eclectos a gardé la même expression sereine et souriante :
« Dieu observe. Dieu juge », a-t-il répondu.
J’ai ricané.
Que pensait ce Dieu de la nourrice de Domitien qui avait réussi à enlever le corps de l’empereur afin de le brûler, selon les rites, d’en recueillir les cendres et de les réunir à celles des autres membres de sa famille, dans le temple de la gens Flavia, là où reposaient celles de Vespasien et de Titus, mais peut-être aussi celles de Flavius Sabinus et de Flavius Clemens, assassinés par Domitien qui, peut-être, avait fait empoisonner son frère Titus ?
« Ton Dieu se tait », ai-je répété.
On ne pouvait lire ses intentions, ses verdicts dans les entrailles ou le sang d’un animal éventré ou égorgé. De la victoire d’un gladiateur ou de celle d’un peuple sur un autre, on ne pouvait conclure que le premier avait été protégé, choisi par Dieu, et le second abandonné.
« La seule victoire des hommes, a murmuré Eclectos, ils la remportent en eux-mêmes quand ils prient Christos. »
Mais je n’étais pas d’humeur, ce matin-là, à me contenter des réponses d’Eclectos.
Je l’ai harcelé.
Savait-il qu’après que l’empereur Nerva eut succédé à Domitien, que son successeur Trajan eut déjà été adopté, qu’ainsi, pensait-on, l’ère des monstres était révolue et que commençait le règne des honnêtes gens, ceux qui ne trouvaient aucun plaisir à tuer, à voir souffrir, mais voulaient vivre comme il convient à un Romain, à un humain, que des soldats et des gladiateurs avaient assiégé le Palais impérial, réclamant qu’on proclamât divin Domitien et qu’on châtiât ses assassins ?
« Était-ce là ce que voulait ton Dieu ? Comment savoir ? »
Les soldats avaient obtenu de Nerva qu’il leur livrât les proches de Domitien ainsi que les gladiateurs qui avaient plongé leur poignard dans le corps de l’empereur.
« Ceux qui avaient libéré le genre humain de la Bête, ceux qui avaient eu le courage de tuer Domitien furent égorgés, écartelés. Et on dressa une nouvelle statue à l’empereur. Quel homme mérite donc d’être sauvé par Dieu ? Le monstre, ou celui qui le tue ? »
Je me suis à nouveau penché sur Eclectos.
« Peut-être ton Dieu est-Il moins soucieux des hommes que ces divinités que tu appelles des idoles ? Les prêtres qui les servent savent les faire parler, elles. C’est l’un des servants de Jupiter qui a dit à Marc Aurèle : "Contente le soldat et moque-toi du reste." Parole de prêtre ou parole de Dieu ?
Tu détiens la réponse, a marmonné Eclectos. À toi de la trouver. »
C’est ce jour-là qu’il m’a annoncé son départ pour Rome. Marcia, la favorite de Commode, et Hyacinthe lui avaient demandé de revenir.
« Que vas-tu faire, Eclectos ? Conspirer avec eux, préparer le meurtre de Commode ?
— Je suis vieux, a répondu le Grec. C’est ma mort que j’attends, que j’espère, non celle des autres.
— Tu sais bien ce que veulent Marcia et
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