Marc-Aurèle
condamner ? la vaincre ?
J’étais fier d’être romain en dépit de tous les crimes qui ensanglantaient Rome et les provinces de l’Empire.
J’étais fier de l’emblème de Rome, cette aigle que les légions avaient portée jusqu’aux extrémités du monde. Et le glaive, le javelot, la lance de chaque centurion, de chaque soldat de Rome étaient l’ongle, la serre de l’aigle enfoncée dans les terres conquises en Occident, en Orient, de Lugdunum à Alexandrie, du Rhin et du Danube jusqu’au Jourdain et à l’Euphrate.
J’ai fait un pas vers Eclectos et lui ai montré le poing.
« L’aigle déploie encore ses ailes sur tout le genre humain, ai-je objecté. Ta foi, vieillard grec, ne peut détruire l’empire de Rome ! »
Eclectos a souri.
« Aucun chrétien ne souhaite combattre Rome. J’ai voulu te faire entendre non pas la parole de Dieu, ni même celle d’un chrétien, mais les propos d’un juif, qui sonnent fort. Mais il ne nomme pas Christos ; il évoque les murailles du Temple, celles que Titus a démantelées. »
Je me suis senti à cet instant tribun, centurion, légat, soldat de Titus.
« Juifs, chrétiens, la chrysalide, le papillon… j’ai bien retenu ce que tu m’as dit. Vous êtes issus du même peuple, celui qui croit au Dieu unique. S’il est l’ennemi de Rome, alors nos empereurs persécuteurs, et même le "Néron chauve", et jusqu’à Commode, cette bête nouvelle, ne font que défendre le bien qu’ils ont reçu en héritage. Ils le doivent !
— Tu ne sais rien encore des Juifs et des chrétiens », a marmonné Eclectos.
Il s’est rapproché de moi.
« Nous avons reconnu en Christos le fils de Dieu, Son messie et Son incarnation. Les Juifs ont rejeté notre foi. Ils sont restés aveugles. Ils ont choisi de brandir le glaive contre Rome. Ils ont combattu Vespasien et Titus, Trajan et Hadrien. Nous, disciples de Christos, nous n’avons nul besoin de la guerre pour vaincre et illuminer les âmes. Nous ne sommes plus des Juifs, Priscus ! »
15
J’ai voulu connaître quel avait été le sort des Juifs depuis que leur Temple et leur Ville sacrée avaient été incendiés puis détruits par Titus, fils et héritier de l’empereur Vespasien.
J’ai interrogé Eclectos mais, pour la première fois, je l’ai senti hésitant, partagé, parfois emporté par une fureur haineuse : « Les Juifs, m’a-t-il d’abord dit, ce sont nos pères et nos mères ; nous sommes tous issus de ce même peuple, celui du Dieu unique. » Puis, au lieu de les honorer, il les accablait : leurs prêtres avaient refusé de reconnaître en Christos le fils de Dieu ; ils l’avaient livré aux Romains, exigeant du procurateur qu’il le condamnât à la crucifixion ; ils avaient affirmé que le corps supplicié de Christos avait été dérobé par ses disciples qui l’avaient enseveli en Galilée, puis avaient répandu le mensonge de la résurrection afin de séduire et convertir les âmes les plus faibles, celles que la mort effrayaient… « Voilà ce qu’ont osé prétendre les Juifs ! », a-t-il conclu.
Il ajouta que Dieu les avait abandonnés afin de les châtier pour leur trahison.
« Il se sont précipités dans la guerre contre Rome, aveuglés par leur passion, leur orgueil. Lis ce qu’écrit l’un d’eux, Flavius Josèphe. Il a raconté la guerre en Judée. Il avait compris que Dieu avait laissé Son peuple marcher vers la destruction, et il avait donc choisi Rome. »
Eclectos a secoué la tête et ajouté :
« Flavius Josèphe était resté juif. Dieu n’a pas élu Rome, mais ceux qui croient en Lui ! »
Je ne comprenais pas ce Dieu qui avait d’abord choisi le peuple juif, puis s’était séparé de lui, le laissant s’enfoncer dans l’erreur, s’engager dans la guerre contre Rome comme s’il avait été à même de vaincre la plus grande armée du genre humain ! Et ce peuple s’était obstiné.
J’avais relu le récit de la guerre de Judée qu’avait rédigé mon aïeul, Serenus, puis découvert parmi ses manuscrits les œuvres de Flavius Josèphe. Les Juifs, même après la destruction de leur Temple et de Jérusalem, après le suicide des derniers combattants de cette guerre à Massada, n’avaient pas abdiqué. On les avait persécutés et humiliés sous Domitien, sous Trajan, sous Hadrien et même durant le règne d’Antonin le Pieux. On se moquait de leurs croyances, de leur refus de consommer du porc, de
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