Marc-Aurèle
leurs glaives, martelèrent leurs boucliers, acclamant Marc Aurèle et Lucius Vérus qui agissaient comme s’ils étaient les doubles organes d’un même être.
Ils marchèrent ensemble derrière le corps d’Antonin le Pieux qu’on transporta au mausolée de Hadrien.
Ils prononcèrent son éloge, présidèrent aux funérailles, aux jeux funèbres donnés en son honneur.
Lucius Vérus suivit avec enthousiasme les combats des gladiateurs en se dressant comme un quelconque spectateur à l’instant ultime, quand la pointe du glaive s’appuie sur la gorge du vaincu.
Marc Aurèle, tête baissée, lisait.
Mais il approuvait la décision de vie ou de mort que Lucius Vérus lui proposait.
Un jour, cependant, il la contesta.
La foule réclamait la liberté pour un esclave dresseur de lions. Sa bête fauve s’était jetée avec fureur sur les condamnés qu’on lui avait présentés. Elle les avait d’abord lacérés avec ses griffes, puis avait arraché chaque membre avant de trancher la tête d’un claquement de mâchoires, laissant le tronc sanglant sur le sable.
Gloire à ce dresseur émérite, avait crié la foule, qu’on l’affranchisse en guise de récompense !
Marc Aurèle, qui avait semblé de pas avoir prêté attention à ce spectacle, s’est levé et a lancé d’un ton rogue :
« Cet homme n’a rien fait qui soit digne de la liberté. »
Lucius Vérus a hésité, puis a quitté la tribune impériale en même temps que Marc Aurèle, cependant que la plèbe grondait et protestait.
Alors que tribuns et prétoriens entouraient les deux empereurs au moment où ils sortaient de l’amphithéâtre, Marc Aurèle a lancé d’une voix forte mais sereine :
« N’usons pas ce qui nous reste de vie à imaginer ou à suivre ce que pensent les autres, à moins que ce ne soit en rapport avec l’intérêt général. »
Il a fait quelques pas, guidé par les prétoriens jusqu’à sa litière. Les cris de protestation avaient cessé. Mais, par vagues, des hurlements se succédaient, révélant que les jeux continuaient.
D’autres condamnés, d’autres gladiateurs mouraient.
« L’âme de l’homme s’outrage elle-même lorsqu’elle devient une sorte d’abcès ou une tumeur du monde, a murmuré Marc Aurèle en m’invitant à m’allonger près de lui sur sa litière. Elle s’outrage aussi lorsqu’elle feint, lorsque, dans ses actes ou ses paroles, elle n’est ni sincère, ni vraie. »
31
Et si c’était le monde lui-même qui était abcès ou tumeur ?
J’ai fermé les yeux comme si je refusais de voir, de me souvenir de ces eaux noires du Tibre qui, quelques jours seulement après que Marc Aurèle fut devenu l’empereur du genre humain, avaient envahi les bas quartiers de Rome, charriant cadavres d’enfants et d’animaux. Les habitants fuyaient devant la crue, ces vagues boueuses qui montaient inexorablement. Elles ensevelissaient les jardins, déracinaient les arbres dont les troncs, comme de puissants béliers, frappaient furieusement les murs des édifices qui s’écroulaient. C’étaient de nouveaux morts que le courant rejetait, entassait au flanc des collines où les réfugiés, les yeux hagards, le corps couvert de boue, mouraient de faim, se lamentant, invoquant les dieux, craignant que les divinités voulussent ainsi annoncer un temps de grands malheurs, après l’ère de bonheur et de paix, le règne heureux d’Antonin le Pieux.
Je ne voulais pas que les questions que je m’étais posées alors, le désarroi et même la panique qui m’avaient saisi reviennent me prendre à la gorge.
Mais que pouvait ma volonté ?
Je m’étais enfoncé dans le passé et il avait la couleur bourbeuse du Tibre en crue ; il répandait les mêmes odeurs putrides, celles des immondices et des cadavres pourrissants ; il couinait comme ces rats qui, en bandes, attaquaient les nouveau-nés, prenaient possession des palais et des villas, si nombreux que leurs corps noirs aux yeux rouges formaient sur les dalles un tapis monstrueux.
J’ai cessé de lire et d’écrire. J’ai gardé les yeux clos. J’ai repoussé Doma qui, comme chaque soir, entrait dans la bibliothèque, attendant que je lui ordonne de s’allonger près de moi ou bien de s’asseoir à mes pieds comme une chatte ou une chienne servile qui guette un geste, un ordre du maître.
Et le plus souvent j’exigeais qu’elle frottât son corps parfumé et épilé contre mes cuisses, mon ventre,
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