Marc-Aurèle
d’or de la Fortune, qui l’avait toute sa vie protégé, dans la chambre de son fils adoptif. Et avant que Marc Aurèle eût répondu, le tribun avait fait entrer les esclaves portant à huit la statue posée sur une épaisse dalle de marbre noir.
Puis Poilus Maximus s’était retiré et Marc Aurèle, assis en face de la sculpture, le front dans ses mains, avait parlé si bas, comme pour lui-même, que je m’étais approché, m’asseyant à ses pieds comme un disciple. Mais je n’étais qu’un homme jeune, écervelé, qui ne pouvait entendre ce que Marc Aurèle chuchotait.
« La durée de la vie humaine ? Un point. Sa substance ? Fuyante. La sensation ? Obscure. Le composé corporel dans son ensemble ? Prompt à pourrir. L’âme ? Un tourbillon. Le sort ? Difficile à deviner. La réputation ? Incertaine. Pour résumer, au total, les choses du corps s’écoulent comme un fleuve ; celles de l’âme ne sont que songe et fumée. La vie est une guerre et un séjour étranger ; la renommée qu’on laisse, un oubli. Qu’est-ce qui peut la faire supporter ? Une seule chose : la philosophie. »
En ce temps-là de ma jeunesse, je ne lisais ni Sénèque ni Épictète. Je préférais chevaucher dans les environs de Rome ou séjourner dans ma demeure de Capoue et demander à Sélos, mon régisseur, qui n’avait pas encore ses cheveux blancs, d’acheter pour moi quelques esclaves venues d’Orient, vierges, aux seins ronds et lourds, au corps épilé et aux cheveux longs.
Mais j’aimais Marc Aurèle. J’aimais l’entendre me dire :
« Ce que je suis ? Ce que tu es ? Ce qu’est tout homme : chair et souffle vital. Mais le sage ajoute, parce qu’il est philosophe : raison. »
Le mot « philosophie » bourdonnait à mes oreilles. J’interrogeais l’empereur qui répondait :
« Apprends d’abord, Priscus, que le présent est l’unique chose dont on puisse être privé, puisque c’est la seule qu’on possède, et que l’on ne perd pas ce que l’on n’a pas. Le plus long et le plus court reviennent au même. Car le présent est égal pour tous, est donc égal aussi à ce qui périt, et la perte apparaît ainsi comme instantanée, car on ne peut perdre ni le passé ni l’avenir. »
J’écoutais. Je ne comprenais pas. Ou plutôt je ne vivais que dans le présent des courses au galop, des exercices au maniement des armes, des plaisirs de la chair.
Le passé ? L’avenir ? Pourquoi s’en soucier, en effet ?
La mort était plus lointaine pour moi que l’empire des Parthes. Il existait une frontière. Des légions y campaient. Des légats, des tribuns, des centurions y combattaient et y mouraient. Mais moi, qu’avais-je à faire avec cette guerre ? J’étais à Rome, dans le Palais impérial, là où palpitait le cœur de l’Empire. J’écoutais Marc Aurèle qui bientôt gouvernerait le genre humain.
Et je m’étonnais qu’il me parlât de la mort.
« Il n’y a rien de redoutable en elle, disait-il. Elle n’est rien que la dissolution des éléments dont tout être vivant se compose ; s’il n’y a rien de redoutable pour les éléments à se transformer continuellement, pourquoi craindrait-on le changement et la dissolution totale ? Car c’est conforme à la nature, or nul mal n’est conforme à la nature. »
Il avait dit cela.
Mais, le septième jour du mois de mars, à la fin de l’après-midi, le tribun Poilus Maximus s’est avancé vers nous, tête baissée, la démarche lente, comme écrasé par une lourde charge.
Il s’est arrêté à deux pas de Marc Aurèle et a murmuré :
« Aequanimitas : voilà le dernier mot prononcé par l’empereur. »
J’ai vu le visage de Marc Aurèle se contracter, sa peau blêmir, son corps se voûter.
L’empereur, poursuivit Poilus Maximus, avait fait preuve, tout au long de ces sept jours d’agonie, de cette égalité d’âme qu’il invoquait au moment de sa mort. On ne pouvait le comparer qu’au grand Numa Pompilius, deuxième roi de Rome, lui aussi souverain pieux qui avait respecté les lois divines et dont Antonin s’était inspiré et avait célébré le souvenir quand il avait organisé des fêtes pour le neuf centième anniversaire de la fondation de Rome.
Puis Poilus Maximus s’était incliné devant Marc Aurèle et avait prêté serment au nouvel empereur du genre humain.
Il avait ajouté que, sur les frontières, les Barbares que les légions avaient repoussés, maintenus
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