Marc-Aurèle
qu’elle effleurât ma peau de la pointe de sa langue, qu’elle me fit oublier que le temps m’emportait dans son flux et son reflux, avenir et passé, et qu’au contraire, le plaisir qui peu à peu s’aiguisait me fit vivre dans ce présent qui était, selon Marc Aurèle, la seule réalité.
Mais j’étais menacé par les eaux du Tibre qui avaient englouti Rome.
Je chassais Doma, interdisais aux esclaves de renouveler l’huile et les mèches des lampes.
J’étais dans la nuit.
Dans la nuit comme autrefois quand je m’étais précipité dans la chambre de Marc Aurèle, lui criant que la crue du Tibre avait atteint le Palatin, que les eaux s’avançaient vers l’entrée du palais, que des cadavres déjà s’accrochaient aux colonnes du portique, que les cours étaient envahies par la plèbe et que les prétoriens avaient de plus en plus de mal à la contenir.
La foule avait peur, faim et soif.
À quoi servait donc que l’âme de l’empereur fut sincère et vraie si la nature était cette tumeur rongeant les corps, détruisant la ville, semant le trouble et la mort ?
Pourquoi fallait-il que ce règne qui devait être celui d’un empereur animé par la vertu et la sagesse commençât ainsi ?
Qui pouvait dès lors faire la différence entre le monstre et le sage, entre Néron et toi, Marc Aurèle ?
J’avais osé dire ça, et sitôt ces mots prononcés, j’avais tenté de les effacer en félicitant Marc Aurèle pour toutes les mesures qu’il avait ordonnées : les distributions de grain et de vin, l’ouverture des salles des palais pour y accueillir la plèbe, la célébration de sacrifices pour honorer les dieux, solliciter leur protection, implorer leur clémence, leur bienveillance.
Il m’a interrompu, m’entraînant vers la statue d’or de la Fortune.
« La terre va tous nous recouvrir, Priscus, a-t-il murmuré. Puis elle-même changera, et les choses changeront indéfiniment, et une fois encore elles changeront indéfiniment. Si tu songes aux vagues successives de changements et de transformations, et à leur vitesse, à ces crues qui effacent et recomposent ce qu’elles ont détruit, alors tu mesureras que tout est mortel. Et tu n’auras qu’une seule manière de vivre… »
Il avait tourné le dos à la statue d’or et je l’avais suivi. Nous nous étions approchés de l’une des ouvertures donnant sur le portique.
À la rumeur des eaux qui montaient se mêlaient les gémissements et les pleurs de la plèbe, ce piétinement, ce bruit sourd qu’un cri aigu déchirait parfois.
Je tressaillais. Marc Aurèle m’a serré le poignet.
« Apprends, Priscus. »
Il s’est retourné vers la statue et a énoncé d’une voix résolue :
« Impassibilité en tout ce qui concerne les événements venus d’une cause extérieure. Justice dans les actes dont tu es toi-même la cause : c’est-à-dire une volonté et une action qui ont pour but unique l’intérêt commun. Ainsi tu te conformeras à la nature ! »
32
Je sais aujourd’hui, en revivant ces temps lointains, que les propos de Marc Aurèle ne m’avaient pas apaisé.
Je retrouve l’angoisse qui m’étreignait, me déchirait le ventre de sa poigne griffue.
Alors que les eaux du Tibre se retiraient lentement, je voyais avec effroi surgir peu à peu de la boue putride les cadavres parmi les statues renversées et brisées des dieux.
J’entendais les lamentations, les cris de colère.
La plèbe réclamait du grain. Elle exigeait des sacrifices aux dieux pour les apaiser.
Dans tous les temples de la ville, devant tous les mausolées, Marc Aurèle organisa des cérémonies expiatoires.
Des prêtres de toutes les provinces de l’Empire avaient été convoqués afin qu’ils célébrassent à Rome les cultes de leurs peuples respectifs.
On égorgea des taureaux, on s’aspergea de leur sang. On honora des charlatans : cet Alexandre d’Abonotique déguisé en serpent et celui qui haranguait les foules au Champ de Mars du haut d’un figuier sauvage. Il affirmait que le feu tomberait du ciel et que la fin du monde surviendrait si lui-même, tombé de son arbre, était changé en cigogne. Des complices, autour du tronc du figuier, l’acclamaient et recueillaient des oboles. À un moment convenu, l’homme se laissa choir en faisant sortir en même temps une cigogne de ses vêtements, cependant que les hommes à sa solde dépouillaient la foule égarée.
Mais, lorsque les prétoriens
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