Marco Polo
au prince Chingkim, et
j’avais trouvé la chose, somme toute, acceptable. Mais il s’avère que c’étaient vos espionnes, n’est-ce pas ?
Je ne sais s’il m’aurait menti en niant les faits ou
s’il les aurait confirmés, car, à cet instant, un bref intermède vint
interrompre notre échange. Venue d’une pièce voisine, une femme souleva un
rideau et, s’étant aperçue qu’Ahmad n’était pas seul, battit en retraite
précipitamment. Tout ce que je pus apercevoir d’elle, ce fut sa stature massive
et ses vêtements élégants. Il était évident, à en juger par son attitude,
qu’elle ne souhaitait pas être vue de moi, aussi supposai-je qu’il devait
s’agir de la femme ou de la concubine de quelqu’un d’autre, engagée ici dans
une liaison illicite. Cependant, jamais encore dans le palais je ne me
rappelais avoir vu une personne de sexe féminin à la carrure aussi
impressionnante. Je me souvins que le peintre, maître Chao, lorsqu’il avait
abordé les goûts un peu particuliers de l’Arabe dépravé, ne m’avait donné
aucune précision quant à leur nature exacte. Le wali Ahmad avait-il un
penchant pour les femmes plus carrées que la majeure partie des hommes ?
Je me gardai bien d’aborder la question, et, sans prêter attention à cette
interruption, il poursuivit :
— Comme le majordome vous a trouvé à la sortie
des appartements du khakhan, je présume que vous lui avez déjà transmis votre
information.
— C’est exact, wali. Kubilaï va demander à
voir Pao pour l’interroger.
— Cette démarche n’aboutira pas, lâcha l’Arabe.
Il semble que le ministre ait pris hâtivement congé pour une destination
inconnue. Si vous aviez l’impertinence de soupçonner une quelconque connivence
de ma part, permettez-moi de vous suggérer que Fao a certainement reconnu lui
aussi les visiteurs venus du Sud qui l’ont dépisté et dont vous avez attrapé au
vol les cancans indiscrets.
Je répondis, en toute sincérité cette fois :
— Je ne pousse pas l’effronterie jusqu’au
suicide, wali Ahmad. Jamais je n’oserais vous accuser de quoi que ce
soit ! J’ajouterai seulement que le khakhan a semblé très satisfait de
l’information que je lui ai transmise. Par conséquent, je suppose que si,
jugeant que je vous ai désobéi, vous songiez à m’en punir, Kubilaï se
demanderait pourquoi.
— Goret effronté, petit-fils de la truie !
Me défiez-vous de vous châtier en agitant la menace d’une désapprobation du
khakhan ?
Je gardai prudemment le silence. Ses yeux d’agate
noire s’étaient encore durcis lorsqu’il prononça :
— Casez-vous cela bien en tête, Folo. Mon destin
est entièrement lié à celui du khanat dont je suis le Premier ministre et le
vice-régent. Si je tentais la moindre action visant à le déstabiliser, je
serais non seulement un traître mais un fieffé imbécile. Je désire par-dessus
tout que Kubilaï s’empare du Yunnan, puis de l’empire Song et même, dans la
foulée, du monde entier, si nous parvenons à le faire et si Allah y est
favorable. Je ne vous réprimande nullement d’avoir découvert avant moi que cet
imposteur Yi pouvait menacer les intérêts du khanat. Seulement, vous allez vous
mettre une chose en tête. Je suis le Premier ministre. À ce titre,
jamais je ne tolérerai de mes subordonnés la moindre désobéissance, la moindre
défiance ni le plus petit manquement à leur loyauté. Je les tolère encore moins
de la part d’un jeune étranger sans expérience, d’un méprisable chrétien qui,
pour couronner le tout, joue les arrivistes pétris d’ambition !
Je commençai à répliquer avec colère :
— Je ne suis pas plus un étranger ici que...,
mais il m’arrêta d’une main impérieuse.
— Je ne vous briserai pas irrémédiablement pour
cette insubordination, dans la mesure où elle ne me dessert pas directement.
Mais si d’aventure vous vous avisiez de poursuivre dans cette voie, Folo, je
peux vous assurer que vous le regretterez assez pour ne plus jamais y revenir.
Je me suis contenté, jusqu’à présent, de vous dire ce qu’était l’Enfer.
Il semble que vous ayez besoin d’une démonstration plus concrète.
Sur quoi, se rendant compte que sa visiteuse était
peut-être en train d’écouter, il baissa la voix.
— Quand je l’aurai décidé, je vous prodiguerai
cette démonstration. Dehors, à présent. Et restez bien au large.
Je m’exécutai, mais sans m’éloigner trop
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