Marguerite
reposait, exsangue. La parenté avait défilé au chevet de la mourante. Les enfants étaient tous au rez-de-chaussée, avec les autres membres de la famille. Le capitaine de milice contemplait son épouse, le cœur étreint d’une rage sourde et d’un désespoir sans nom. Il était le responsable de ce malheur et sa femme se mourait par sa faute. Il avait demandé qu’on le laisse seul avec elle. Louise respirait faiblement et chacun de ses souffles exigeait un effort incommensurable.
Incapable même de pleurer, Toussaint tenait la main de sa femme, impuissant. Il lui caressa longuement les cheveux, épars, en songeant { la vie qui s’était écoulée, jour après jour, au milieu des difficultés, mais aussi des joies, innombrables. Il n’arrivait plus { se rappeler le temps d’avant, celui de sa jeunesse, avant qu’il n’épouse la jolie fille du marchand Pierre Brunet. Et maintenant, il voyait poindre le visage de la mort, surgissant des ombres profondes, { l’affût de son dernier souffle.
Il aurait voulu lui dire tant de choses. Lui dire à quel point il l’avait aimée ! Mais aussi combien il se sentait coupable et malheureux. Il réussit à murmurer : « Pardonne-moi, mon aimée. »
Louise eut un dernier sursaut, puis, plus rien.
Toussaint Ferrière resta longtemps près d’elle, immobile, la main de sa femme serrée dans la sienne, sans même se rendre compte que ses larmes coulaient en abondance.
L’âme de Louise était encore l{, il le sentait intimement, elle habitait encore cette petite pièce qu’ils avaient partagée tout ce temps et il voulait en profiter jusqu’au dernier moment avant de redescendre et d’aller faire les arrangements pour les funérailles.
*****
La paroisse enterra Louise Ferrière dans le cimetière qui ceinturait les ruines de l’église. Le capitaine de milice présenta un visage de circonstance aux nombreuses personnes venues rendre un dernier hommage à son épouse.
L’enfant était en nourrice, mais prenait peu de poids. Aux dernières nouvelles, il était malade. Le petit Pierre ne survivrait pas longtemps à sa mère. Aussi bien comme ça, se disait tristement le capitaine, qui ne tenait pas à se remarier pour lui trouver une mère adoptive.
Marguerite avait accueilli la nouvelle avec tristesse, caressant son ventre lourd avec angoisse. Dans quelques jours, elle accoucherait à son tour.
Le 21 novembre exactement, sans aucune complication, Marguerite mit au monde un garçon. Alexandre lui donna le prénom d’Eugène. Ce même jour, Napoléon, Empereur des Français - «l’Ogre corse» ou «l’Usurpateur», comme se plaisait à le surnommer la Gazette de Québec - décrétait un blocus continental pour isoler l’Angleterre. Le fils de l’impératrice Joséphine se prénommait Eugène. Ni le curé Bédard ni le parrain René Boileau ne remarquè-
rent ce détail. Mais Monsieur Boileau s’en réjouissait discrè-tement, reconnaissant l’hommage subtil de Talham à Bonaparte.
La marraine, Marie-Josèphe Bédard, qui avait tenu l’enfant sur les fonts baptismaux, nota l’originalité. C’était un prénom plutôt rare, on n’en avait jamais vu un pareil dans la paroisse, constata-t-elle un jour en feuilletant les immenses registres paroissiaux. Cela ressemblait bien au docteur d’aimer se différencier des autres sans en faire grand étalage. Après tout, c’était un Français de France !
Le notaire René Boileau, qui était le parrain, n’avait pu assister au baptême. Son père l’avait remplacé, puis régalé la compagnie toute la journée, chez les Talham, au nom de son fils.
Seule Emmélie fut mortifiée par l’attitude de son frère qui se défilait, suivant sa bonne vieille habitude.
Les jours suivants, les habitants de la seigneurie de Chambly furent absorbés par les nombreux travaux d’automne afin de préparer l’hiver. En cette fin de l’année 1806, le village de Chambly restait sans nouvelles de monseigneur Plessis. La messe de Noël allait se célébrer dans un hangar gris et froid.
Chapitre 19
Ange et démon
Malgré l’hiver qu’on disait le pire jamais vu depuis cinquante ans, l’année 1807 avait commencé sous d’heureux auspices, et tout Chambly avait poussé un soupir de soulagement. Joseph Bresse et Alexandre Talham avaient incité messire Bédard { réunir l’assemblée des paroissiens, c’est-
à-dire tous ceux convaincus du bien-fondé de reconstruire l’église «au bon emplacement»,
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