Marguerite
le vôtre? railla madame de Rouville lorsque son époux lui présenta les motifs de son pressant besoin d’argent. Il y a longtemps que les Hertel se sont défaits de leur seigneurie. Ils ont été trop heureux de la laisser à leur beau-frère de Niverville, avant même que vous soyez au monde. Et nous savons ce qu’ils en ont fait. La seigneurie a été vendue { cet avide Ecossais.
— Le don d’une cloche { la paroisse est un geste de seigneur, rétorqua Rouville. Et qui sont les plus éminents citoyens de Chambly ? Les Rouville ? Ou les Boileau et les Bresse ? Il nous faut souscrire, sinon nous perdrons la face devant cette bourgeoisie de village que vous exécrez. Même si vous êtes vous-même une de ces bourgeoises, ajouta in petto monsieur de Rouville.
Dans son for intérieur, madame de Rouville se délectait d’une situation où son grand seigneur de mari lui quémandait le prix de son honneur. Généralement, la Coutume de Paris, en vigueur au pays, faisait du mari le gestionnaire des affaires du ménage, mais madame de Rouville profitait des termes d’un contrat de mariage bien négocié qui préservait sa dot. Elle avait apporté en mariage plus de trente mille livres et personne ne puisait dans ce bel argent sans sa permission. L’ancienne demoiselle Hervieux tenait ses comptes serrés.
Marie-Anne de Rouville songeait aussi { l’avenir de sa fille. Le fils hériterait des terres, mais pour dénicher un époux convenable à Julie, il faudrait une dot substantielle.
Sinon, comme trop de filles de la noblesse - { l’exemple des deux demoiselles de Niverville - elle resterait célibataire et à la charge de sa famille. Son époux disposait des revenus substantiels de la seigneurie de Rouville et de ses fiefs dans la seigneurie de Chambly, largement suffisants pour assurer un train de vie seigneurial, sans qu’il faille pour cela toucher au capital venant des Hervieux. Et comme le colonel, en piètre administrateur, ne veillait pas d’assez près { ses affaires, il dépendait souvent des largesses de sa femme.
— En quoi l’achat d’une simple cloche d’église de village concerne notre famille ? lança-t-elle à son mari désespéré de perdre une bataille devant ce général en jupon.
— Diantre ! Nous sommes Hertel de Rouville, répliqua vertement le colonel en utilisant le nom complet de sa famille. Nos cousins Niverville, qui n’ont même plus les moyens d’un attelage récent, sont incapables d’apporter leur écot. Mais le chevalier dépense temps et énergie sans compter. L’honneur des nobles familles de Chambly dépend de nous. Voilà qui est dit !
— Je suis lasse, Melchior, de ces batailles d’église et de cloche. Des campagnardises idiotes tout juste bonnes à alimenter les commérages des demoiselles de Niverville et de la femme Bresse !
Monsieur de Rouville soupira. Sa femme finirait par consentir à délier les cordons de sa bourse, mais il y aurait un prix à payer. Le séjour à Montréal chez son beau-frère, qu’il repoussait depuis des mois, fut finalement décidé.
*****
À Chambly, les habitants du chemin du Roi recherchaient désespérément un coin d’ombre lorsque le passage d’une élégante berline les fit sortir de chez eux, provoquant tout un émoi. On quittait les fraîches cuisines d’été pour la galerie afin d’admirer le bel attelage qui passait, suivi de deux calèches chargées de domestiques et de bagages.
Certains reconnurent dans l’écu d’azur { trois roses d’or les armoiries de la famille de Longueuil. La baronne Grant fuyait la canicule de juillet pour la campagne. La noble dame se rendait chez monsieur et madame de Rouville, où elle allait séjourner quelque temps. Elle était accompagnée de sa fille, Elisabeth, et des deux demoiselles Baby, les filles du défunt François Baby, qui avait défrayé la chronique autrefois en épousant à cinquante-deux ans Marie-Anne Tarieu de Lanaudière, qui n’en avait que quinze.
A elle seule, la baronne Grant incarnait la fine fleur de la
vieille
noblesse
canadienne.
Marie-Charles-Joseph
LeMoyne de Longueuil - qui se faisait simplement appeler Charlotte par ses intimes - était en effet la dernière héritière du titre des barons de Longueuil.
Son histoire relevait de la légende. A treize ans, sa mère, Catherine Fleury Deschambault, avait épousé Charles-Jacques LeMoyne, troisième baron de Longueuil, dont le grand-père avait été anobli par Louis XIV Malheureusement,
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