Marguerite
le beau capitaine de Longueuil était disparu dans une bataille, laissant une jeune épouse éplorée de quinze ans, enceinte de jumelles et refusant de croire à son veuvage.
Catherine avait vécu dans l’attente du retour de son mari pendant des années avant de se faire déclarer veuve. Onze ans plus tard, Catherine Fleury Deschambault, veuve du capitaine Charles-Jacques LeMoyne de Longueuil, épousait finalement le trafiquant de fourrures William Grant.
Des jumelles du baron de Longueuil, seule Charlotte avait survécu, devenant par le fait même l’unique héritière de la baronnie. En 1781, elle épousait le neveu de son beau-père, David Alexandre Grant, provoquant ainsi un grand remous chez ses censitaires. Ce Grant, qui s’était affublé du titre de baron sans y avoir droit, ne fut pas aimé.
Mais ces scandales faisaient déj{ partie de l’histoire ancienne. La baronne était devenue une vieille dame pieuse, une philanthrope qui songeait à donner prochainement les terrains où se trouvaient les ruines d’un vieux fort pour qu’on puisse construire une église digne de ce nom dans sa baronnie, à Longueuil.
Evidemment, ces anecdotes romanesques faisaient les délices de Monsieur Boileau, qui les relatait volontiers à qui voulait l’entendre.
— Décidément, la noblesse canadienne ne manque ni de couleur ni de verdeur, commenta une Emmélie malicieuse { sa sœur Sophie au moment où le splendide attelage passait devant l’allée d’ormes qui menait { la maison rouge des Boileau.
Les deux demoiselles Boileau s’étaient postées sur le chemin pour voir passer l’impressionnant cortège de la baronne, en compagnie de leur jeune sœur Zoé, qui agitait gaiement son mouchoir au bord de la route.
Monsieur Boileau ne tenait plus en place. Depuis le matin, il n’avait fait qu’entrer et sortir, guettant l’arrivée de l’importante visiteuse en arpentant l’allée d’ormes qui, fort heureusement, procuraient une agréable fraîcheur, empê-
chant sans doute le bourgeois d’attraper une insolation ou tout autre coup de chaleur qui aurait pu provoquer une crise d’apoplexie.
Dès que le convoi de la baronne eut dépassé ses terres, il entra en coup de vent chez lui.
— Ma chère Falaise, ces dames sont enfin arrivées, annonça-t-il fébrilement à sa femme.
Ajoutons, pour expliquer l’agitation de Monsieur Boileau, que le lendemain, après la messe, ces dames et leurs hôtes étaient les invités de la maison rouge, pour le dîner.
— Serons-nous prêts ? Avez-vous reçu les vins commandés à Montréal? Les fromages sont-ils à point?
Sacrelotte, ma femme, mais vous flânez ?
— Ne jurez pas, mon ami, si vous souhaitez que je vous réponde, dit calmement madame Boileau tout en cherchant un prétexte pour éloigner son encombrant époux de la maison.
Emmélie et Sophie, qui entraient à leur tour pour aider leur mère, éclatèrent de rire. C’était toujours la même ritournelle de questions qui embrouillait tout le monde, lorsqu’il y avait une réception qui s’organisait { la maison !
Sophie prit gentiment son père par le bras et lui désigna la sortie.
— Père, allez faire un tour au presbytère voir si le curé n’a pas besoin de vous pour son sermon de demain, ordonna-t-elle d’un ton mi-sérieux mi-moqueur.
— A moins que vous n’alliez rendre visite { Marguerite et au docteur, suggéra Emmélie en souriant. Demandez à voir les partitions des airs qu’il nous jouera demain. Un peu de violon vous calmera.
— Mais de grâce, père, disparaissez! supplia Sophie.
Vous énervez les domestiques. Ursule finira par brûler nos plus belles nappes en les repassant avec un fer trop chaud si vous persistez à envahir sa cuisine.
— Ecoutez donc vos filles, mon ami. Vous dérangez plus que vous aidez, renchérit son épouse. Allez, ouste !
Monsieur Boileau épousseta sa veste, attrapa son chapeau et sa belle canne et sortit de chez lui en maugréant.
— Puisqu’on me chasse de chez moi !
Les dames Boileau le virent partir avec soulagement. Il y avait tant à faire avant le lendemain: inventorier le contenu des armoires, du grand buffet et des coffres de la maison; vérifier l’état de la lingerie, de la vaisselle et de l’argenterie. Il fallait aussi déplacer des meubles pour faire de la place dans la grande chambre. On avait embauché de l’aide pour ces deux jours. Un journalier s’appliquait { fendre une
Weitere Kostenlose Bücher