Marguerite
soucieux ce matin, observa le domestique, habitué aux états d’âme de son maître.
— En effet, mon bon Augustin. L’embauche d’un nouveau jardinier me cause bien des tourments. Je ne veux plus d’un simple fermier et m’interroge { savoir si je ne partirai pas quelques jours à Montréal afin de quérir les services d’un jardinier expérimenté. Quelqu’un de mieux que ce vaurien de Truchon, qui ne pousse pas des cris d’orfraie {
la vue de mes petites abeilles ! En négligeant de réparer les clôtures, il a permis aux bêtes du voisin d’entrer et de saccager mon verger, ce qui a gâché une partie de la récolte.
Ah ! Je l’ai vertement remercié l’automne dernier, mais c’était passé la Saint-Michel. Impossible d’engager qui que ce soit après cette date. Nous voici en janvier et je n’ai toujours pas de jardinier. Désormais, j’exigerai les meilleures recommandations.
Augustin opina gravement. Il avait l’habitude d’être le témoin attentif des soliloques de son maître. Il considérait même ces confidences comme un privilège extraordinaire.
A ses débuts, il n’avait que six ans. On l’avait fait travailler à la cuisine pour accomplir les basses tâches: c’était lui qui puisait l’eau, récurait les chaudrons et se levait le premier pour alimenter en petit bois l’âtre des cheminées et les poêles de la maison. Sous les ordres de la cuisinière, il devait aussi entretenir le jardin potager de madame, passant de longues heures à désherber, transportant les lourds arrosoirs pleins d’eau au potager. Mais heureux de manger tous les jours { sa faim et d’être au chaud, le jeune orphelin, reconnaissant, vouait au maître de maison une vénération qui n’avait d’égale que la dévotion de madame pour la bonne Vierge Marie, la sainte mère du petit Jésus.
Augustin possédait maintenant de beaux vêtements taillés dans les vieux habits de Monsieur Boileau et avait même eu la chance d’apprendre { lire et { écrire avec les demoiselles Emmélie et Sophie. «L’instruction devrait être le lot de tous», proclamait souvent Monsieur, qui tenait à ce que ses domestiques sachent lire; ce que réprouvait naturellement madame, qui ne voyait pas pourquoi ses gens avaient besoin de lecture et d’écriture, en plus du gîte et du couvert.
Monsieur Boileau poursuivit ses réflexions à voix haute.
— Devrais-je consulter mon ancien collègue au Parlement, le notaire Joseph Papineau, qui est si bon ami des Sulpiciens, ou alors le marchand Pierre Guy? Tous les deux sont propriétaires de grands vergers sur l’île de Montréal et pourraient me conseiller sur le choix d’un homme rompu { la conduite des vergers. Qu’en dis-tu, mon bon Augustin ?
— Que c’est une idée admirable, monsieur.
— Tu as raison, je leur écrirai aujourd’hui même.
Ni le seigneur de Rouville ni même les Niverville, noble famille des vieux seigneurs de Chambly qui habitaient toujours au village un vieux manoir décrépit, n’accordaient autant d’importance { la culture de la terre que son maître Monsieur Boileau, songea Augustin. Six fermiers travaillaient à faire fructifier ses terres, les plus vastes de la région. Pour lui, l’agriculture était une science dont il voulait apprendre tous les détails.
S’il trouvait plutôt étrange la propension de son maître
{ se passionner d’un rien, Augustin s’émerveillait de sa soif inextinguible de connaissances { tout propos. L’ancien député lisait toutes les gazettes du pays qui arrivaient par la malle de Québec et Montréal. «La politique et l’argent mènent le monde», confiait-il souvent à son domestique qui l’écoutait religieusement.
Pas plus tard qu’hier soir, au souper de la fête des Rois, Monsieur rapportait justement { ses invités ce qu’il venait de lire dans la Gazette de Montréal : un monstre avait été vu dans les mers du Sud. L’autre jour, il entretenait le curé d’un étrange fluide appelé électricité et des expériences d’un Italien nommé Volta. «Il y a certainement de la diablerie là-dedans, s’était dit Augustin en desservant la table. »
Pourtant, le curé, qui était présent et savait tout sur les affaires de la religion, n’y trouvait rien { redire.
Augustin regrettait toutefois le silence de son maître sur l’origine de sa fortune, ce qui permettait aux mauvaises langues de la paroisse d’affirmer qu’elle sentait le soufre.
Certains prétendaient que
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