Marguerite
qu’il est vieux ! se dit Marguerite, affolée.
Je ne peux pas épouser le docteur. Je veux épouser René», songea-t-elle de toutes ses forces, comme si ses pensées désespérées avaient le pouvoir de changer les choses.
Celui qui l’avait intimidée par 'ses manières courtoises, ee jour fatidique de l’automne dernier, venait demander sa main à la suite de mystérieuses tractations avec son oncle Boileau, comme on réglait une affaire chez le notaire.
L’avait-il achetée contre la promesse d’une dot substantielle ? Car les Lareau possédaient du bien et ça, elle le savait. Marguerite n’osait le regarder, craignant de découvrir sur le visage de l’élégant docteur rides et cheveux gris.
Elle ne pouvait s’empêcher de le comparer { René, évoquant la prestance de son amour secret avec sa belle chevelure sombre, sa voix profonde et caressante. Mais René était loin et elle, plongée dans l’affliction { l’idée de leur amour irrémédiablement perdu. Jamais elle ne pourrait lui expliquer ce qui s’était passé ni pourquoi elle n’avait pu l’attendre. Elle l’avait trahi et jamais il ne lui pardonnerait.
Elle serait la femme du docteur et René épouserait une fille richement dotée de la rivière Chambly, peut-être une demoiselle Cartier de la famille des marchands de Saint-Antoine, ou bien une des filles du docteur Mount, de Belœil.
Au plus profond d’elle-même, elle se résigna. Elle avait été bien folle de croire { l’espoir qu’il lui avait donné.
François Lareau était assis près du feu, la pipe à la bouche, occupé { réparer le barreau cassé d’une chaise. Il se leva pour accueillir son futur gendre en mettant de la lenteur dans chaque geste, conférant à sa manière la solen-nité de cette visite. Près de lui, Victoire se tenait droite, sa plus jolie coiffe posée sur ses cheveux bien tirés, lissant du revers de la main son tablier propre et bien repassé tout eu surveillant du coin de l’œil le contenu d’un gros chaudron suspendu { la crémaillère du vieil âtre. Dans l’escalier, on entendait les rires amusés des enfants. La mère les fit taire d’un regard et l’essaim de têtes blondes fila { l’étage dans un bruit de bousculades.
Un silence gênant s’installa. Tout le monde restait sur son quant-à-soi, attendant qu’il se passe quelque chose.
Victoire réagit la première, s’empressant auprès du docteur en lui avançant une chaise à la table :
— Asseyez-vous, docteur.
— Mais oui, fit François en se secouant. Vous prendrez bien un verre de rhum, offrit-il le plus aimablement possible afin de cacher sa méfiance typiquement paysanne depuis qu’il avait su que le docteur avait accepté de marier sa fille, une simple habitante déjà grosse.
On disait partout qu’il était insensible aux charmes féminins depuis la mort de sa première épouse. Et si c’était lui, le père de l’enfant? Victoire lui cachait-elle quelque chose tout en prétendant le contraire ? Il y avait aussi l’épineuse question de la dot. Les Lareau possédaient des terres et des troupeaux, mais pas beaucoup d’argent sonnant. Le docteur se contenterait-il d’une dot en nature ?
— Arrête de t’en faire, avait rétorqué Victoire la veille au soir, Marguerite sera mieux dotée que bien des bourgeoises.
Elle était encore sous le coup de l’émotion. La veille, Monsieur Boileau était entré dans la maison sans façon, saluant franchement François d’une vigoureuse poignée de main et embrassant Victoire à qui mieux mieux en annon-
çant la bonne nouvelle.
Au début, la mère de famille n’avait pas compris ce que tentait d’expliquer son cousin tout en les félicitant. « Bonté divine ! » s’était-elle exclamée, stupéfaite. Le docteur épouserait leur fille ! Il n’y avait pas de meilleur parti dans toute la paroisse.
Et
de
surcroît
sans
enfant.
Ses
petits-enfants
à
venir n’auraient pas { disputer le patrimoine familial aux héritiers d’un premier lit. Les partages { l’intérieur des familles étaient déjà bien assez compliqués comme ça !
Et voilà que le docteur Talham était là, assis à la table de la grande salle familiale, à triturer nerveusement la fourrure de son casque d’hiver, acceptant le verre de rhum que lui tendait le maître de maison avec une cordialité exagérée, s’enquérant de la santé des occupants de la maison. Comme si de rien n’était.
— Personne ne tousse, répondit
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