Marguerite
avez raison, d’autant que ce n’est pas un nom français. Mon père est né en Bavière et son véritable nom était Talhant, expliqua le docteur en prononçant le nom avec un curieux son guttural. Mais à, son arrivée en Normandie, il a transformé Talhant en Talham, qui sonne mieux aux oreilles françaises.
— Mais vous, docteur, vous êtes bien né en France ?
demanda Victoire.
— Oui, bien sûr. Ma mère s’appelait Françoise Mortoire.
Notre famille vivait à Fauville-en-Caux. A cause d’elle, sans doute, je me suis toujours senti entièrement Français.
Marguerite écoutait avec étonnement ces révélations touchantes. Le docteur avait été un petit garçon qui adorait sa mère. Elle tenta d’imaginer la lointaine Normandie, les maisons de briques rouges, de chaux et de silex que décrivait Talham, avec leurs granges aux toits de chaume.
— Mon père venait de la région d’Avranches, expliqua Victoire à son tour devant tous les enfants qui se serraient près du feu pour entendre les histoires de leurs aïeux. C’était d’abord un marin, mais lorsqu’il arriva au pays, il devint aussi voyageur. Il s’est engagé auprès du marchand de fourrures Louis Saint-Ange Charly et a vécu trois ans dans le pays d’En-Haut, au lac Supérieur, avant de rencontrer ma mère, Madeleine Boileau.
— Comment peut-on l’oublier ? dit Talham. Elle est morte auréolée par sa légende.
— C’est vrai que ce n’était pas une femme ordinaire.
Lorsque mon père l’a rencontrée, elle vivait à la mission des Abénakis de Missiscoui, près du. lac Champlain, loin de sa mère, qui était sage-femme, et de ses frères, des voyageurs et des interprètes en langues sauvages. Ma mère entendait parfaitement ces langages. C’est { cet endroit que mes parents se sont mariés, en pleine forêt, devant le frère Lauverjat, un jésuite qui s’occupait de la mission. Ensuite, ils sont revenus vivre au village de Chambly.
— Les Lareau aussi viennent de Normandie, ajouta à son tour François. De Dieppe, précisément.
— Alors, nous avons tous du sang normand, s’exclama le docteur, ce qui fit rire les enfants.
Normand ou Français, Marguerite ne voyait pas la différence. Elle n’avait jamais connu ce fameux grand-père que sa mère évoquait avec nostalgie.
— Et dans notre famille, nous avons tous du sang indien, ajouta Victoire.
— Vaut mieux pas parler de ça, dit François. Avoir des ancêtres { la mode du pays, comme on disait autrefois, c’est mal vu de nos jours.
— Pourtant, on ne devrait pas avoir honte, déclara Victoire, dont les traits du visage trahissaient l’ancêtre algonquine lorsqu’on l’observait attentivement.
Le docteur admira sa future belle-mère pour son courage. La plupart des familles préfèrent taire ce genre d’ascendance gênante. Mais sur ce point, elle ressemblait à son cousin. S’il était parfois fantasque, Boileau savait agir en grand seigneur, et lorsque des familles indiennes venaient à Chambly pour faire baptiser un enfant, lui et sa dame servaient volontiers de parrain et marraine. Cette famille était aussi issue du terreau de ce pays neuf et ne voulait pas l’oublier.
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À Madame Adélaïde Rochette
Cany, département de la Seine Maritime,
France
Chambly, dans la province du Bas-Canada, ce 15 février 1803
Ma bien-aimée sœur,
J'espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé, toi et ton cher fils Raoul. Je comprends tes craintes de le voir se faire enrôler dans les armées républicaines. Tu peux être fière de ton fils qui veut se battre pour sa patrie comme son grand-père, le capitaine Joseph Talham du régiment d'Anjou, décoré de la croix de Saint-Louis. Bon sang ne saurait mentir, ma chère sœur. Que Dieu préserve cet enfant! Le général Bonaparte est un grand général et je me réjouis qu'il ait été nommé consul à vie, quoique je déplore qu'il veuille vendre la Louisiane aux Américains. A mon avis, c'est une erreur qui affaiblira les Français d'Amérique.
Mais surtout, prions pour que la paix, qui semble si fragile, demeure entre la France et l'Angleterre.
J'ai reçu ta dernière lettre par la malle de novembre venant de la Nouvelle York. Tu es loin, chère petite sœur! Je pense souvent à toi et à la douce Normandie ; la vieille maison de notre enfance recouverte de lierre (où mus avons si bien gelé l'hiver, transis par le froid et l'humidité), le jardin de notre mère, les vergers et les
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