Mélancolie française
propositions, il éructa : « C’est la réalisation du rêve de Burke, qui voulait faire disparaître la France de la carte de l’Europe. Il n’est pas un Français qui ne préférât la mort à subir des conditions qui nous rendraient esclaves de l’Angleterre et rayeraient la France du nombre des puissances. Jamais je ne céderai Anvers. » « J’ai là un pistolet chargé au cœur de l’Angleterre. » « La place d’Anvers, ajoutera-t-il à Sainte-Hélène, est une des grandes causes pour lesquelles je suis ici ; la cession d’Anvers est un des motifs qui m’avaient déterminé à ne pas signer la paix de Châtillon. »
Malheureusement, il n’avait plus alors de cavalerie – perdue dans les neiges russes – pour achever des ennemis qu’il bousculait encore par l’habileté intacte de son génie manœuvrier ; et plus son audace juvénile, pour foncer sur Vienne, alors même que ses adversaires encore tétanisés par la frayeur viscérale que son seul nom leur inspirait (et le souvenir cuisant de l’échec de l’offensive de 1792) hésitaient à se ruer vers Paris.
Jusqu’à ce que Talleyrand leur fasse porter ce message sibyllin : « Voulez ce que vous voulez. »
En 1815, les Prussiens exigèrent la ligne des Vosges ; les Hollandais, la Flandre française. Même les Anglais se laissèrent aller à réclamer quelques forteresses frontières, y compris Lille. Blucher voulut mettre à exécution la vieille menace de Brunswick qui avait conduit à Valmy et ouvert le cycle des grandes victoires françaises : détruire Paris ! Seul Wellington comprit que cette férocité archaïque était inutile, qu’il suffisait de remettre Louis XVIII sur le trône de France, que seul le Bourbon pouvait accepter stoïquement cette France de Louis XV, alors que tout autre élu, même s’il n’était pas Napoléon, refuserait ces frontières indéfendables et reprendrait la voie escarpée des conquêtes et des guerres.
Napoléon sous-estimait encore la diplomatie britannique. Les Anglais, avec l’aide de Talleyrand, empêchèrent le dépècement de la France, réclamé par les Prussiens, sur le modèle polonais. Leur plan était bien plus subtil. Ils ne rayèrent pas la France de la carte, seulement du nombre des puissances. Talleyrand, comme son maître Vergennes, était favorable au concept d’« équilibre européen », sans se rendre compte (ou faisant contre mauvaise fortune bon cœur) que ce système était conçu pour pérenniser la mondialisation sous domination anglaise. Le traité de Vienne rendit à la France son territoire du temps de Louis XV, ce qui ne scandalisa ni Louis XVIII ni Talleyrand qui y avaient vécu, heureux, leur jeunesse. Mais la France de Louis XV n’était plus adaptée aux nouvelles conditions géostratégiques mondiales nées au XVIII e siècle, et qui s’épanouiraient au cours des deux siècles suivants. Les Anglais réalisaient ainsi le coup parfait : la France était encore assez forte pour contenir la poussée unitaire continentale (re)partie de la Prusse, (comme on le verra en 1914), mais plus assez pour s’asseoir à la table des grands joueurs mondiaux… d’hier, d’aujourd’hui, et de demain.
Napoléon avait prévenu les Français : « Dans ce monde, il n’y a que deux alternatives : commander ou obéir. »
Chapitre 4
Le Chancelier
Le 8 juillet 1815, les Prussiens entrèrent pour la première fois aux Tuileries. En 1871, ils festoyèrent à Versailles, faisant leur nid dans tous les palais français de leurs phantasmes, effaçant Louis XIV après Napoléon. En 1914, ils s’empressèrent de se répandre au nord de la Loire ; mais leurs généraux, empreints d’une exaltation nietzschéenne à l’idée d’imiter Bonaparte dans ses légendaires guerre éclair, permirent le sauvetage miraculeux de la bataille de la Marne. En 1940, ils réussirent ce qu’ils avaient manqué en 1914 ; et, en 1942, ils installaient leurs canons sur la Méditerranée. À leur tour ils pouvaient clamer Mare nostrum. On pourrait filer la métaphore méditerranéenne jusqu’à nos jours. À partir des années 1970, privés de la puissance militaire, les Allemands se servirent de leur canon monétaire pour investir dans les rivages bétonnés de la Belle Bleue. Aujourd’hui, touristes et retraités allemands l’envahissent pacifiquement.
Dans son dernier livre, Achever Clausewitz , René Girard applique sa célèbre grille de lecture du « désir mimétique » aux relations
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