Mélancolie française
chants, des fantasmes et des rubans noirs, rouges et or. Bismarck n’a fait que secouer l’arbre planté par les rêveurs. »
Les intellectuels français prirent une part prépondérante à cette invention de l’Allemagne. Mme de Staël fit de l’Allemagne l’antithèse de la France napoléonienne, opposant une nation bottée, casquée, militariste, d’une virilité exacerbée et brutale, sans états d’âme ni pitié, à une Germanie toute de douceur féminine, pleine de doux rêveurs dédiant leur vie à la musique, l’art et l’amour, la philosophie et la science. Son livre éponyme fut interdit par l’Empereur ; mais cette « teutomania » courut tout au long du XIX e siècle. Michelet, Victor Hugo, Renan, Taine, tous vantèrent sans se lasser le pays de Goethe et Beethoven. Chaque fois que l’un d’entre eux se rendait à Berlin, il était épouvanté par ce qu’il voyait. Durant un séjour en 1870, Taine déclara que « l’Allemagne était prête pour l’esclavage ». Mais, de même qu’au XX e siècle « il ne fallait pas désespérer Billancourt », au XIX e on jugea « antilibéral » de s’opposer à l’unification allemande, inévitable préalable à la Confédération européenne chère à Victor Hugo.
Avant 1870, la gauche française sous-estima délibérément la menace prussienne : « Pour moi, je ne crois pas la guerre prochaine, car la Prusse n’a pas intérêt à faire la guerre à la France », déclara un des principaux chefs républicains, Jules Simon. « L’armée allemande est une armée essentiellement défensive », prétendit Émile Ollivier, devenu ministre « d’ouverture » de l’Empereur, car venu des rangs de son opposition républicaine à la veille de la guerre.
Même après 1870, on pleura les frontières perdues, mais on ne dénigra pas l’Allemagne. Au contraire, on la prit pour modèle. Même chose après 1918. Dans les années 1920, les surréalistes criaient : « À bas la France ! vive l’Allemagne ! » Et encore dans les années 1960.
Cette fascination allemande prit bien sûr toute son ampleur pendant les années d’occupation, qui méritent un chapitre particulier. Mais cette période ne fut pas, contrairement à ce qu’on croit, une exception, au milieu de décennies d’hostilité et de haine ; plutôt un moment incandescent d’une tendance séculaire. Modèle politique dans les années 1930, modèle économique des années 1950, modèle monétaire depuis les années 1970, l’Allemagne est, pour les élites françaises, une sorte de sur-moi. Dans son livre Mitterrand et la réunification allemande, Tilo Schabert décrit l’étonnement du chancelier Helmut Kohl lorsqu’il entendit François Mitterrand évoquer dès son premier mandat l’inévitable unification de la nation allemande, alors que le Rhénan savait bien que ses compatriotes s’étaient longtemps appelés Musspreussen, « P russiens malgré eux ». Tandis que son prédécesseur Helmut Schmidt estimait que la « réunification n’était pas souhaitable », Kohl ne l’imaginait pas possible « avant plusieurs générations » ; Mitterrand paraissait le plus pressé. En vérité, Mitterrand incarnait jusqu’à la quintessence la contradiction française à l’égard de l’Allemagne depuis deux siècles. Helmut Kohl le notait lors de l’effondrement du mur de Berlin en 1989 : « Deux cœurs battaient dans la poitrine de Mitterrand. L’un pour la dimension révolutionnaire des manifestations en RDA ; l’autre pour la France, pour ce que seraient son rôle et sa position si l’Allemagne se réunifiait. » Margaret Thatcher, qui avait tout fait pour le rallier à son opposition virulente à la réunification, le traita de « schizophrène ». La « nation » allemande, vue par les élites françaises, est depuis deux siècles une projection du moi français sur une Allemagne transformée en une France idéale. Les rôles sont inversés, mais le désir mimétique demeure.
Dans sa monumentale histoire diplomatique, l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger compara les traités de Vienne en 1815 et de Versailles en 1918. Au désavantage de ce dernier. Il expliqua doctement que l’Allemagne fut beaucoup trop maltraitée, ce qui entraînerait ruine, humiliation, désir de revanche. Thèse devenue banale depuis Keynes. En revanche, le congrès de Vienne de 1815 était paré par lui de toutes les vertus, car il aurait respecté l’intégrité et l’honneur
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