Mélancolie française
français est moribond ; mais le premier qui révélera cette vérité sera exécuté.
Une angoisse métaphysique s’ajoute peu à peu aux vieux enjeux : l’Europe continentale n’est plus désormais le centre du monde. Le Pacifique, l’Asie sont en train de la remplacer comme centre de l’« économie-monde ». Elle vit ce déclin irrémédiable comme la fin d’un monde qui débuta à la Renaissance. Les Indiens et les Chinois estiment non sans raisons refermer une parenthèse, Jusqu’au XVIII e siècle, n’étaient-ils pas des grandes puissances économiques, ruinées par l’impérialisme anglais, et son utilisation musclée du libre-échange ? Deux siècles plus tard, la boucle est bouclée : le libre-échange mondialisé imposé par les Américains et les Anglais leur redonne la main. Ce n’est que justice. L’Europe continentale subit une histoire qu’elle n’écrit déjà plus. Son unité lui paraît la seule condition de sa survie. Une unité qui s’éloigne au fur et à mesure qu’elle paraît plus vitale.
Chapitre 8 Le Belge
La chute du mur de Berlin en 1989 a entraîné la disparition sous les sables de l’Europe façonnée en 1945. On crut s’arrêter là ; mais l’horloge de l’histoire reste déréglée. La scission, même à l’amiable, de la Tchécoslovaquie entre Slovaquie et Bohême-Moravie, puis la dislocation ensanglantée de la Yougoslavie ont fait vaciller l’édifice de 1918 et ces petites nations nées sous la houlette du président Wilson, dans les ruines de l’empire des Habsbourg. L’acceptation – contrainte et forcée – de la ligne Oder-Neisse par le chancelier Helmut Kohl fut plus décisive qu’il n’y paraît. Le chancelier, tout rhénan qu’il était, l’a très mal vécu. C’était l’héritage « polonais » de Bismarck, et non d’Hitler, qui s’éloignait : « les frontières naturelles », version germanique.
La réunification n’est pas achevée vingt ans après la chute du mur de Berlin. Les Prussiens, anciens dominateurs arrogants de l’Allemagne unifiée en 1870, sont devenus les gueux de la nouvelle Allemagne. Les Rhénans, et surtout les Bavarois, prennent une revanche parfois ostentatoire. « L’Est a reçu, depuis 1990, 1450 milliards d’euros de transferts publics. Mais le fameux slogan qui accompagne la chute du mur de Berlin, "Nous sommes un seul peuple", ne rencontre plus l’approbation que de 23 % des Allemands de l’Ouest et de 14 % des Allemands de l’Est » ( Le Monde du 16 septembre 2005). Les choix récents de politique économique du gouvernement berlinois ont forgé un nouveau prolétariat qui recrute souvent en Prusse, vote pour le Linkpartei d’Oskar Lafontaine, et entretient l’« ostnostalgie ». Les Ossies sont aussi méprisés par leurs compatriotes de l’Ouest que les Wallons le sont par les Flamands, ou les « terroni » du Sud par les Italiens du Nord ; mais, au contraire de ces pays, cette mésestime populaire n’a pas de relais politiques ; l’État libre de Bavière se contente pour l’instant des souplesses que lui octroie le statut de Land. Jusqu’à quand ?
L’idée nationale continue à faire tourner la roue de l’histoire ; mais elle descend désormais au niveau de l’ethnie, et risque de détruire les États-nations édifiés au fil des siècles. La chute de l’URSS a permis aux anciens captifs des tsars, Ukrainiens, Géorgiens, etc., de recouvrer une liberté fragile. À l’été 2008, les chars russes tiraient sur les Géorgiens pour protéger « leurs » Ossètes. La Yougoslavie ne fut peut-être pas une exception, mais une prémonition ; pas un tabou brisé mais un retour du refoulé ; la guerre revient à pas de loup sur le continent européen.
À l’ouest, le mouvement demeure – encore – pacifique. Catalans, Écossais, Lombards et Piémontais, tous poussent les feux de l’« autonomie ». Tous rêvent d’indépendance. De se débarrasser de leurs « parasites » et de leurs « fainéants ». Les constructions nationales les plus anciennes, qu’on croyait les plus solides – du traité d’union qui avait fondé le Royaume-Uni en 1707 à la réunion des Espagnes sous Isabelle la Catholique à la fin du XV e siècle –, vacillent. Même la France, le pays le plus farouchement centralisateur, a dû concéder aux Corses ou aux départements et territoires d’outre-mer d’innombrables « dérogations » au droit commun, parfois contraires, comme en Nouvelle-Calédonie, aux
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