Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
souillures du travail ; qui jamais n’est plus remarquable et plus remarquée que dans le débraillé de sa livrée : la beauté de l’ouvrier.
C’était un grand garçon d’une vingtaine d’années ; il était un peu mince pour l’élévation de sa taille, mais, à la cambrure de ses reins, à la longueur de ses bras musculeux, à la largeur de ses mains faites pour manier et pour tordre le fer, à la façon hardie dont sa tète était plantée sur un buste large et profond, on pressentait que la souplesse n’était chez ce jeune homme que la conséquence d’une puissance musculaire extraordinaire. Cette tête était remarquable par la perfection de ses traits. Le nez était aquilin, l’œil ouvert et plein de feu, la bouche finement découpée ; son front se couronnait d’une chevelure noire et crépue dont les tons bleuâtres avaient des reflets métalliques. En même temps, une expression de bonté et de modestie, tempérant la fierté du regard, indiquait que cet homme était aussi doux qu’il était fort et vigoureux, et le sourire qui épanouissait constamment ses lèvres, donnait à comprendre, avant qu’il eût parlé, que les qualités de son cœur n’étaient point au-dessous de la distinction de son extérieur.
Qui eût voulu savoir de maître Mathurin s’il était plus fier d’avoir donné le jour à un garçon comme celui-là, ou de n’avoir pas son égal dans l’art de parer le pied d’un cheval et d’y adapter une chaussure irréprochable depuis la pince jusqu’aux branches, eût cruellement embarrassé le pauvre homme. Le seul échec qu’ait essuyé sa réputation de praticien, il le devait à l’enthousiasme qu’excitait quelquefois en lui la contemplation de la plus accomplie de ses œuvres.
Un jour, le jeune Louis lui présentait le pied d’un cheval qui déjà avait essayé de se défendre, lorsque maître Mathurin arrivant avec son fer brûlant au bout de ses tenailles, l’eut posé sur le sabot, le sifflement de la corne embrasée, les tourbillons de fumée dont le vent tordait les spirales épouvantèrent l’animal qui, s’arrachant à l’étreinte, renversa celui qui le maintenait. Les compagnons accouraient, mais, d’un geste, Louis leur indiqua qu’il se passerait de leur aide. Il saisit le pied de la bête, le plaça sur son genou, et, arc-bouté sur ses jambes, le torse renversé en arrière, il défia les efforts furieux par lesquels l’animal tentait de lui échapper une seconde fois, jusqu’à ce que, épuisé par une lutte où, malgré l’écrasante supériorité de sa force, l’avantage n’était pas pour lui, le cheval, baissant la tête, aspirant bruyamment par ses naseaux, ait semblé reconnaître la domination intelligente de son vainqueur. En ce moment les regards de maître Mathurin s’arrêtèrent sur son fils. Le teint du jeune homme, encore enfiévré de la lutte qu’il venait de subir, s’était empourpré ; quelques gouttes de sueur perlaient sur son front ; dans ses yeux, dans le pli de ses lèvres, on lisait le juste orgueil qu’inspire à l’homme sa puissance sur la matière, et le bonhomme fut frappé combien, en ce moment, son rejeton ressemblait à ces lutteurs antiques dont il avait vu les statues de marbre dans les jardins du palais ; dans son enivrement paternel il oublia la délicate opération qu’il était entrain d’accomplir ; un coup de marteau irréfléchi échappa à son émotion, le clou pénétrant trop perpendiculairement dans la muraille atteignit un tendon, il en résulta une claudication que le propriétaire du cheval reprocha bien cruellement au vieux maréchal-ferrant, ce qui ne laissa pas que de faire une désagréable blessure à l’amour-propre de celui-ci ; mais il ne parvint jamais à se la reprocher sincèrement tant la cause qui l’avait produite lui semblait légitime.
Louis Louschart, que nous venons de voir en train de remplir les modestes fonctions de compagnon maréchal, avait reçu une éducation bien au-dessus de cet état.
Maître Mathurin était riche ; il lui eût semblé qu’il manquait à ses devoirs en enlevant à son fils un des bénéfices de cette fortune.
Il l’avait fait élever au collège du Plessis, ni plus ni moins que l’enfant du plus riche bourgeois.
Mais en même temps, en raison de ses principes sur la hiérarchie sociale et de ses prédilections pour sa profession, il lui semblait inadmissible que le jeune homme choisît une autre carrière que
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