Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
faire ressortir les immenses progrès accomplis en ces jours d’orage, moi qui descends de celui à qui on pourrait être tenté de demander compte du sang qu’ils ont vu répandre. Hélas ! je suis loin de croire que cette sanglante rosée ait été nécessaire à l’abondante moisson des idées nouvelles ; mais l’homme est enfanté dans la douleur, et il en est de même,, malheureusement, de toutes celles de ses œ uvres qui sont un pas de plus dans la voie de la civilisation et du progrès.
Le supplice de la roue révoltait tellement l’opinion publique, et depuis si longtemps, que tous les cahiers des députés aux États généraux de 1789 leur enjoignaient d’en poursuivre l’abolition, qui fut en effet décrétée par l’Assemblée nationale.
Avant d’aborder la période de la Révolution et de ses grands mouvements populaires, je dois dire encore quelques mots de mon grand-père et de l’intérieur de sa maison. La mort de Marthe Dubut et le départ de Jean-Baptiste Sanson y avaient, comme on le pense bien, laissé un vide considérable. Charles-Henry, qui joignait, au caractère ferme et résolu que j’ai essayé de dépeindre, la maturité d’esprit et de jugement que donnent une solide éducation et le privilège d’avoir débuté jeune dans la vie, ne tarda point à s’effrayer de la responsabilité de ce rôle de chef de maison qui lui incombait à l’âge où la jeunesse insoucieuse est plus préoccupée de ses plaisirs que de ses devoirs. Il voulut au moins en partager le fardeau, et songea sérieusement à faire choix d’une compagne entre les mains de laquelle il pût abdiquer la moitié de sa royauté domestique. Ce projet se fixa d’autant mieux dans son esprit, qu’il avait conservé certaines habitudes élégantes et une grande, passion pour la chasse, qui, en l’entraînant à de fréquentes absences, lui laissaient le regret de n’être que très insuffisamment représenté pendant ces absences, pour le gouvernement de son logis.
Les environs de Montmartre étaient alors l’objet d’exploitations maraîchères qui étaient une des principales sources de l’approvisionnement de nos marchés. Toute cette zone, maintenant couverte d’habitations, et qui fait partie d’arrondissements considérables de la ville de Paris, n’était encore, au milieu du siècle dernier, qu’une longue succession de terrains livrés à la culture potagère, et où les tenanciers de l’abbaye de Saint-Pierre-de-Montmartre n’occupaient que quelques maisons de la plus modeste apparence. Charles-Henry Sanson traversait souvent ces parages dans ses excursions de chasseur. Il y avait fait connaissance d’une de ces familles de jardiniers qui s’était élevée par son travail à une honnête aisance. La fille aînée de ces braves gens, Marie-Anne Jugier, était une personne accomplie, douée de l’esprit le plus solide et du caractère le plus égal. Mon grand-père avait souvent admiré la sérénité avec laquelle elle suppléait, dans les soins intérieurs, sa mère, que la vente des produits de leur jardin appelait, dès le matin, sur le carreau des marchés.
Marie-Anne Jugier était ainsi parvenue jusqu’à l’âge de trente-deux ans, sans avoir, entrevu d’autre existence que celle qui se composait de ses occupations de chaque jour. Le calme et la monotonie de ce genre de vie s’étaient reflétés sur ses traits, et y avaient imprimé un singulier cachet de résignation et de mélancolie. Cette vague expression de tristesse ne séyait point mal à la pauvre fille, et lui donnait, au contraire, une beauté douce et simple, à laquelle la placidité de sa vie avait conservé toute la fraîcheur d’un âge plus tendre.
Charles-Henry Sanson, qui avait un peu mené la vie d’aventures, subit les charmes et l’attrait, tout nouveaux pour lui, de Marie-Anne Jugier, qui s’était épanouie à l’ombre du toit paternel, comme une fleur de la solitude. Il goûtait un plaisir extrême, le soir, en revenant de ses pérégrinations, à s’arrêter chez les Jugier et à y passer quelque temps près de leur fille. Sa sinistre profession était connue d’eux, et n’avait point paru leur inspirer l’éloignement et l’horreur qu’elle soulevait chez les autres ; il lui semblait, au contraire, avoir surpris dans les yeux de Marie-Anne plus d’un regard empreint d’un sentiment d’intérêt ou de douce commisération.
La pensée de l’épouser s’empara dès lors
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