Mémoires de 7 générations d'exécuteurs
profondément de son esprit. Mais comment sa demande serait-elle accueillie ? C’est la question qu’il dut plus d’une fois s’adresser. Quelques indices pouvaient lui donner à penser que le consentement du père et de la mère ne serait peut-être pas impossible à obtenir. La situation de fortune de mon grand-père devait, relativement, paraître l’opulence aux Jugier, et c’est là une considération qui fait taire bien des scrupules mais les femmes, à cette époque surtout et dans cette classe, professaient un détachement des biens matériels qui ne permettait point à leur cœur de se guider par des sentiments si vulgaires. La réserve, la discrétion habituelle de Marie-Anne faisaient de sa pensée intime une lettre close pour Charles-Henry Sanson. Ce fut donc auprès d’elle qu’il crut devoir, avant de s’engager plus loin, entamer la négociation d’un mariage qui était devenu une de ses plus chères espérances.
L’occasion ne tarda pas à se présenter. Un soir qu’il revenait de la chasse, la carnassière vide et la tête remplie de son projet, il s’arrêta à la maison du jardinier pour y faire sa halte accoutumée. Marie-Anne était seule, mais l’innocence de son cœur était telle que ce tête-à-tête ne sembla point l’alarmer et qu’elle accueillit Charles-Henry avec le même calme que si ses parents eussent été là.
Mon grand-père s’assit sur un banc à peu de distance d’elle et après quelques paroles insignifiantes, résolu à profiter du moment, il lui dit tout d’un coup :
— Marie-Anne, ne songez-vous point à vous marier ?
— Il en sera ce qu’il plaira à Dieu, reprit-elle non sans rougir visiblement. Je suis satisfaite de mon sort et n’en ambitionne point d’autre.
— Vos parents ont d’autres enfants qui peuvent déjà vous remplacer dans les devoirs touchants que vous remplissez près d’eux. Pourquoi vous condamneriez-vous à rester privée, pour vous-même, de ces joies de la famille que vous vous êtes montrée si digne d’éprouver ?
— Vous m’entretenez là de choses auxquelles je n’ai point à penser. A quoi bon s’occuper d’événements qui ne doivent point se réaliser : c’est hasarder notre esprit dans les chimères.
— Marie-Anne, si parmi ceux qui vous approchent il se trouvait un homme qui vous fût sincèrement attaché, qui vous aimât comme vous méritez de l’être ; si cet homme que je n’ose nommer, mais que vous devinez sans doute, mettait tout son bonheur à obtenir votre main et à unir sa destinée à la vôtre ; y aurait-il quelque considération humaine, quelque préjugé qui élevât entre vous et lui un obstacle infranchissable ?
Marie-Anne, vivement émue, resta un instant sans répondre, puis enfin dominant son émotion :
— Non, dit-elle, il n’y aurait pas d’obstacle. La pensée importune qui doit troubler l’existence de cet homme, je chercherais à la lui faire oublier. Dans sa rude et difficile carrière, je l’encouragerais aujourd’hui pour le consoler demain. J’ai trop souvent plaint l’homme dont vous parlez pour n’avoir pas acquis quelques-uns des sentiments qu’il faudrait pour être sa compagne. Mais celui qui me parle a-t-il réfléchi que j’ai six ans de plus que lui et que je serai presque une vieille femme lorsqu’il sera encore presque un jeune homme ; la disproportion de nos âges me paraît le plus sérieux obstacle à cette union, avec le consentement de mes parents dont tout dépend :
— Ne me parlez point de la différence d’âge, Marie-Anne ; je suis plus vieux que vous, pauvre fille qui avez vécu dans la paix et la retraite et n’avez point usé votre cœur aux passions factices. Le respect que vous m’inspirez est égal à mon amour, et, le jour où je cesserais d’adorer en vous la femme de mon choix, je vénérerais davantage encore la sœur aînée qui m’aurait aidé à supporter les misères de mon existence.
Quelques jours après cet entretien, Charles-Henry Sanson demandait au jardinier Jugier la main de sa fille, et le 20 janvier 1765, le mariage se célébrait dans l’église Saint-Pierre de Montmartre.
Bien que comme on vient de le voir, ma grand’mère eût six ans de plus que mon grand-père, elle lui survécut néanmoins de près de douze années. Je l’ai donc beaucoup plus connue que lui, et c’est à sa conversation aussi instructive qu’attachante que je dois une foule de détails qui complètent
Weitere Kostenlose Bücher