Meurtres dans le sanctuaire
larmes.
— Je veux vous voir, dit-elle encore, j’ai besoin de votre aide.
Avançant d’un pas, Kathryn prit Mathilda par la main, éprouvant la douceur soyeuse de sa paume contre la sienne. Les seigneurs Buckler comptaient parmi les notables de la ville, et son intuition disait à Kathryn que le problème qui préoccupait Mathilda était intime. Avait-elle eu la folie de se faire engrosser par un autre que son mari ? Voilà qui expliquerait la cape dont elle s’était drapée. Mais peut-être s’agissait-il d’autre chose.
— Maîtresse Buckler, je ne puis vous recevoir maintenant...
Il lui sembla que la jeune femme allait éclater en sanglots, aussi reprit-elle sans attendre :
— Vous pourriez cependant revenir... disons...
Kathryn s’interrompit, réfléchissant aux moments de liberté que laissait à Mathilda Buckler son important train de maison, puis :
— Vous pourriez revenir en fin d’après-midi, peut-être ? Disons avant que ne sonnent les vêpres ? Je vous recevrai.
Mathilda détourna les yeux, passant sur ses lèvres un bout de langue rose. Puis elle hocha la tête.
— Eh bien, c’est entendu, je reviendrai, balbutia-t-elle. A... à ce soir.
Sans attendre, Thomasina la raccompagna jusqu’à la porte.
Haussant les épaules, Kathryn murmura une prière. Elle n’aimait pas qu’on vienne ainsi la voir en secret, et presque furtivement. Elle était médecin, herboriste, pas une avorteuse prête à nettoyer le ventre d’une femme avec des aiguilles rougies au feu et des potions.
Thomasina, qui venait de reparaître, fit observer :
— Elle est dans l’ennui, dirait-on.
— Nous le verrons bien ce soir, murmura Kathryn.
La servante appela alors Agnes pour lui laisser ses instructions avant de sortir avec sa maîtresse. Elles se rendraient tout droit au Guildhall, et Thomasina cachait mal sa déception de ne pas passer par l’hospice des Prêtres Indigents. Kathryn, sans s’en occuper, la conduisit par les venelles jusqu’à Hethenman Lane. Elle était pressée et ne voulait pas qu’on l’arrête, aussi lorsqu’elle vit Goldere qui avançait dans sa direction en se dandinant comme un arrogant canard, elle se faufila dans une ruelle et étouffa un soupir de soulagement en voyant qu’il ne l’y poursuivait pas. L’étroite rue débouchait sur une petite place encombrée de vieux étals de marché à moitié démolis, et s’y pressait une foule de marchands ambulants, regrattiers, bateleurs et bouffons venus à Cantorbéry pour gruger les pèlerins. Sur une petite plate-forme, un homme tout jeune et en guenilles, sans doute un étudiant, essayait de gagner quelques sous ou un peu de pain en déclamant des vers dans l’indifférence générale. Il était si pâle, ressemblait tant à un pauvre hère abandonné que le coeur de Kathryn se serra. Elle s’arrêta pour l’écouter avant de déposer un sou dans sa main noire de crasse. L’homme arrêta sa récitation, et lui sourit.
— Merci, Maîtresse. Rares sont ceux qui apprécient notre pauvre Chaucer et ses contes.
Kathryn lui rendit son sourire et reprit son chemin avant de s’immobiliser brusquement.
— Doux Jésus, murmura-t-elle.
— Quelque chose vous trouble, Maîtresse ? demanda rudement Thomasina.
— Le meurtrier, chuchota Kathryn, je comprends maintenant...
— Que comprenez-vous ?
Kathryn leva les yeux sur les hautes flèches de la cathédrale. Bien sûr, Chaucer et ses contes, ou plus précisément le Prologue de son grand poème. Le père de Kathryn l’aimait tant ! Il avait aidé sa fille à l’apprendre par coeur. Chaucer avait décrit des pèlerins, l’assassin s’attaquait à des pèlerins ; Chaucer mentionnait toujours leurs métiers, l’assassin choisissait ses victimes selon le leur. Les mauvais vers accrochés à la porte de la cathédrale parodiaient ceux de Chaucer. Et la citation « Radix malorum... » ? Était-elle extraite d’un conte ?
Comme Thomasina la tirait par la manche pour qu’elle lui réponde, Kathryn murmura :
— Rien, c’est sans importance.
Elle reprit sa marche, sa servante confondue sur les talons.
Elles empruntèrent ensuite la Grand-Rue. Une foule bruyante déambulait autour des étals et des marchands ambulants. Kathryn contenait mal son exaltation. Elle comprenait enfin comment le tueur choisissait ses victimes, et en éprouvait un petit sentiment de triomphe.
C’est alors que montèrent de la foule des cris d’horreur.
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