Mon frère le vent
l'écart.
Dans une habitation au bord du village, une jeune mère avait rendu l'esprit. Nul ne savait pourquoi. Elle était en train de réparer un filet à poisson dans la rivière quand elle était tombée raide. Puis ce fut le tour de sa sœur, trois jours après, une douleur au côté devenue si violente qu'elle n'avait pu supporter de rester dans le monde du soleil. Son mari racontait qu'il avait entendu la sœur trépassée l'appeler la nuit.
Dyenen ne se souvenait pas d'autant de décès inexpliqués en si peu de temps. A quoi bon avoir un chaman s'il est incapable de protéger son peuple ? Tout le monde mangeait à sa faim, tout le monde respectait les tabous et pourtant la mort rôdait. Et qu'est-ce qui avait changé au village ? Quelle chose nouvelle était venue qui pourrait être la cause de tant de drames ? Rien mise à part la femme Kiin.
Une petite voix, comme une de celles que Dyenen gardait dans sa gorge, s'exprima. Elle venait du coin reculé de ses pensées avec la faiblesse d'une voix d'enfant.
— Le Corbeau a menti. La femme qu'il t'a donnée n'est pas Kiin. Les enfants qu'il t'a donnés ne sont pas les enfants de Kiin. Tu as troqué la sécurité de ce village contre l'espoir d'avoir un fils. Par pur égoïsme. Tu possédais toutes choses dans la vie : de bonnes épouses, un village prospère, un bon logis, suffisamment à manger, de jolies filles, le respect des hommes de ton village et des villages éloignés de la rivière. Tu avais toutes choses sauf un fils. Pourtant, tu ne t'en contentais pas.
Déambulant entre les habitations, Dyenen répondit à la voix avec colère :
— Un homme a-t-il tort de vouloir un fils, un chasseur ? Il apporte de la viande pour le village et les enfants sont nourris. Est-ce si terrible qu'un homme brûle du désir d'avoir un fils? D'autant que j'ai des pouvoirs. J'ai beaucoup appris. Il me faut quelqu'un à qui tout transmettre de sorte que le savoir que j'ai récolté ne soit pas oublié.
— Tu as déjà enseigné à quelqu'un, reprit la voix en langue Morse, avec ses sons rudes et étranges.
— Il a peu appris. Il n'a pas compris ce qui était important.
— Alors tu ne l'as pas choisi avec sagesse.
— Comment un homme peut-il savoir ce qui est dans le cœur d'un autre homme ?
— Ton fils serait-il différent ?
— Il aurait mon sang.
Alors la voix se tut. Mais la colère de Dyenen enfla et oppressa bientôt sa poitrine. Il rentra chez lui, trouva sa nouvelle épouse en train de nourrir un des bébés. L'oiseau d'ivoire gisait à côté d'elle, guère plus avancé que la veille.
Un homme voit ce qu'il veut voir, songea Dyenen.
— Ne me mens pas, ordonna Dyenen. Je connais des moyens de savoir la vérité. Tu m'as entendu parler aux esprits. Tu les as vus ébranler cette demeure. Tu as entendu leurs voix. Si tu ne me dis pas la vérité, je les appellerai dès ce soir. Ils resteront avec toi. Je ne saurais dire ce qu'ils feront de toi quand je serai parti.
La femme pâlit et tendit les mains comme un enfant suppliant qu'on le prenne dans les bras.
— Qui es-tu ? demanda Dyenen.
— Je suis Kiin, répondit-elle faiblement.
— Qui es-tu ? réitéra-t-il.
— Kiin.
— Tu mens !
— Je suis Kiin !
— Non ! Prends tes bébés et quitte notre village. Retourne à Saghani.
— Je ne connais pas le chemin, protesta-t-elle en refermant ses bras sur l'enfant.
— Tu ne peux rester si tu ne me dis pas qui tu es.
— Kiin est morte, avoua enfin la femme. Quand le Corbeau te l'a promise, il ne le savait pas. Moi, j'étais son autre épouse.
Elle releva le menton, pinça les lèvres avant d'ajouter :
— J'étais sa première épouse — plus importante que Kiin — alors il m'a donnée à la place.
— Et ces garçons, l'un d'eux est-il son fils ?
La femme contempla longuement les garçons. Souriceau tétait. Shuku, plus vieux et plus fort, marchait à pas rapides en tout sens.
— Un de ses fils est mort, je te l'ai déjà dit. L'autre, le Corbeau te l'a apporté.
Elle leva le menton en direction de Shuku.
— C'est mon fils. Celui-ci, dit-elle en soulevant Souriceau, est le fils de Kiin. C'est lui qui devrait recevoir l'enseignement de chaman. Il porte les pouvoirs de sa mère.
Elle prit entre ses doigts l'ikyak en ivoire cousu sur le parka de Souriceau.
— Tu vois ? Son amulette est une sculpture de sa mère.
— Souriceau te ressemble. On dirait que c'est ton fils.
— Kiin était ma jeune sœur.
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